La spirale du temps
Des vestiges d’une vie au vertige du temps : comment une obsession devient une fiction, et pourquoi y croire est un crime.
Dans son article sur Vertigo, Chris Marker note que « la spirale du temps n’arrête pas d’avaler le présent et d’élargir les contours du passé ». Scottie (James Stewart) tente de libérer Madeleine (Kim Novak) d’un passé qui la hante avant d’être happé à son tour, au milieu du film, par l’inexorable spirale. Ce n’est pas la mort qu’il a aux trousses, comme Cary Grant dans North by Northwest, mais le temps lui-même. C’est cette dynamique de fugue, non pas vers un ailleurs, mais hors du temps, qui m’intéresse dans ces secondes vies traquées par nous comme des fugitifs dans la mire de nos plumes.
Suivre le bord intérieur
Voilà, les secondes vies sont des fugues, et je trouve ça terriblement romantique, peut-être parce qu’elles succèdent à des échecs (et parfois en annoncent d’autres). Dans le pire des cas (Lost Highway ?), il s’agit d’une fugue dissociative, et c’est nettement moins charmant. Quoi qu’il en soit, toute tentative d’échapper à sa condition, de s’élever ou de se transformer a mes faveurs ; sinon, autant changer de métier.
Je me rends compte que nommer un thème ne suffit pas, il faut encore trouver ce que j’appelle un bord intérieur pour l’explorer. Ici, l’image de la fugue. J’ai tendance à comparer l’écriture d’un livre à un puzzle dont on assemble les pièces en même temps qu’on les conçoit. J’aurais dû ajouter : dans ce puzzle très spécial qu’est la littérature, l’assemblage ne se fait pas selon les bords extérieurs des pièces, mais en trouvant, commun à toutes, un bord intérieur qui les traversent et les rassemblent. Une perspective. Elle ne semble pas exister avant qu’on la nomme, mais elle était là depuis le début, à l’état latent, et il suffit de l’appeler par son nom pour la réveiller. Shazam !
Avant d’accepter la fugue (par quelle muse suggérée ?) comme approche possible de ces secondes vies, j’étais à la dérive, remâchant sans fin les exemples que j’avais rassemblés autour de moi pour méditer. Le brouillard était si épais que je me serais crû dans un film d’Antonioni. La solution est venue comme toujours par un cumul gagnant de hasard et de sagacité.
Je tentais d’améliorer la cadence de la dernière phrase du premier paragraphe de cette lettre, qui finissait alors à « secondes vies ». Je trouvais ça un peu court, abrupt, sans le drapé que j’affectionne, et j’avais encore du souffle en réserve en la relisant. J’ai pensé que les membres du club et moi-même, explorant ce thème, étions à la poursuite de ces tristes vies qui n’avaient rien demandé et fuyaient peut-être nos sollicitations. De là « traquées par nous comme des fugitifs dans la mire de nos plumes », et la découverte de mon bord intérieur. C’est un exemple de rétroaction entre la forme et le fond constamment à l’œuvre dans l’écriture, mais aussi de solution qui résout plusieurs problèmes, mon critère de choix pour évaluer des retouches.
Allez, trêve de pédagogie, suivons maintenant le bord intérieur.
Craignant qu’Eurydice ne lui échappe
Pour justifier l’inexplicable volte-face d’Orphée descendu aux enfers pour en ramener Eurydice, Ovide a cette étrange expression qui n’explique rien : « craignant qu’Eurydice ne lui échappe et impatient de la voir » (Les Métamorphoses, traduction de Georges Lafaye). Un peu léger, non ? On dirait une équipe de scénaristes pressés de justifier l’hécatombe du dernier épisode de la série en tirant trop fort sur les fils de leurs marionnettes. Pourquoi cette crainte, pourquoi cette impatience, chez quelqu’un qui a fait preuve et de courage et de patience en traversant les enfers dans les deux sens pour ramener sa femme à la vie ? Dans la seconde partie de Vertigo, dont l’un des archétypes est donc le mythe d’Orphée et d’Eurydice, Scottie éprouve la même fébrilité, la fébrilité de celui qui ne sait pas faire confiance et se retourne, juste une fois, juste un instant, pour être sûr, sûr qu’elle le suit, sûr que c’est bien elle – qu’il ne rêve pas ? Trop tard, la spirale du temps les a rattrapés, comme elle me rattrape et me fait bégayer les mêmes phrases que la semaine dernière :
On ne ressuscite pas les morts, on ne dévisage pas Eurydice. Scottie aura reçu le plus grand bonheur qu’un homme puisse imaginer, une deuxième vie, en échange de son plus grand malheur, une deuxième mort.
On ne ressuscite pas les morts, n’en déplaise aux amants inconsolables qui n’ont que faire de nos mises en garde pusillanimes. Non sans panache, ils tentent l’impossible et pour cela sont punis par les Parques. Le thème n’est pas seulement romantique, il est tragique.
Dans la première partie de Vertigo, le bon Scottie cherche à sauver Madeleine de l’emprise du passé et de son aïeule Carlotta Valdes, dont l’esprit semble vouloir prendre possession de son corps (il a déjà fait main basse sur le chignon, coiffé en spirale d’après le portrait de Carlotta hypnotiquement contemplé au musée de la Légion d’Honneur). Scottie conçoit comme exorcisme de lui faire se rappeler les lieux du passé qu’elle traverse en rêve ou en somnambule, comme la vieille mission espagnole San Juan Bautista, où se jouera par deux fois le dénouement de ce film parfaitement symétrique. Si l’on reconnaît le passé pour ce qu’il est, il cesse d’agir sur le présent, qui peut dès lors l’intégrer à un futur seulement imaginable dans cette continuité des temps égalitaires.
En échouant, Scottie va lui-même tomber sous l’emprise du passé et vouloir retrouver Madeleine en Judy, sa « seconde chance ». Si les vertiges dont il souffrait jusque-là étaient banalement liés au vide et à la peur d’y tomber, de là son incapacité de sauver Madeleine en haut de la tour de la mission, le vertige devient dans cette seconde partie celui du temps, dont Scottie tente de réfuter l’irréversibilité. Il veut « vaincre le Temps » (Chris Marker) pour retrouver en Judy le souvenir de Madeleine, morte (croit-il) par sa faute.
Vertigo est un film double jusque dans ses archétypes : d’une part le mythe d’Orphée et d’Eurydice, d’autre part le mythe de Galatée et Pygmalion – l’amour ranime les morts ou insuffle la vie à l’inanimé. Dans les faits comme dans le film, c’est un contresens du second mythe qui est exprimé : un maniaque (Hitchcock, Scottie) fige un corps vivant (Kim Novak, Judy) en statue (Madeleine) en l’enfermant dans son fantasme. La finesse du scénariste Samuel Taylor est d’avoir inscrit dans une histoire très hitchcockienne la critique d’Hitchcock.
La fugue n’est donc pas seulement hors du temps, elle est aussi abandon de la vie dans une fiction dévoyée. Je dis dévoyée, car la fiction n’est pas un refuge pour les déçus de la vie, mais est au contraire l’exaltation même de la vie. Ce que détesterait un symboliste comme Georges Rodenbach, dont Bruges-la-morte est sans doute une source d’inspiration lointaine pour Vertigo, où le motif de la femme-ville est transposé à San Francisco.
Alors qu’il a tout fait pour la transformer, en l’habillant comme elle, en la coiffant comme elle, c’est au moment précis où Judy (re)devient Madeleine que Scottie cesse de croire en elle et comprend le mensonge de la première partie. Il va douter de son Eurydice, et craignant qu’elle lui échappe, la confronter une seconde fois, une dernière fois, à la scène du crime. Non plus pour la libérer du passé, mais pour révéler sa complicité, c’est-à-dire purger le présent d’un passé clandestin.
Dans son essai Around Proust, Richard E. Goodkin consacre un chapitre à Vertigo, où il note :
« Madeleine » est punie pour sa fiction, et Scottie pour y avoir cru et avoir essayé de la pousser encore plus loin, et cette fiction a trait à l’appropriation du pouvoir divin de prendre la vie ou de la recréer. Vertigo est un film où c’est un crime de ramener la vie par la fiction.
Confondre la vie et la fiction est une folie. C’est justement en ne croyant pas aux fictions qu’on peut les apprécier pour ce qu’elles sont vraiment – des contes de fées.