Ô Solaris, embrasse tes spectres pour moi
Comme le rappelle Paul Bettany dans une scène de Margin Call, le vertige n’est pas « la peur de tomber… c’est la peur qu’on puisse sauter ». Il explique au passage comment dépenser 2,5 millions de dollars en seulement un an (on apprend toujours à dépenser ce que l’on gagne).
Mais ce qu’il ne dit pas, c’est que la peur est parfois si forte qu’on finit par sauter pour ne plus la ressentir. C’est pourquoi, comme on l’a vu la semaine dernière avec Vertigo, James Stewart saute, non pas dans le vide, mais dans le passé (en cherchant à le recréer après l’avoir fui). Qui ne voudrait pas vivre un second amour, même fatal, avec Kim Novak ?
Qui l’en blâmerait ? Un emmerdeur, ou les dieux courroucés, ce qui revient au même. Qu’est-ce que ça peut leur faire ? Quand bien même ils auraient raison (et je crois hélas qu’ils ont raison) – de croire que le temps est inexorable et inflexible, et qu’on ne revient pas en arrière sans danger – peut-être même parce qu’ils ont raison, il faut se taire devant le défilé des intrépides condamnés et sauter avec eux dans le temps pour adoucir leur peine de nos plaintes. Évitons les jugements en surplomb et trimons en bas avec les mortels. Quand on éprouve pour eux autant de compassion, on est le premier à se jeter dans les bras de Kim Novak. C’est là où le romancier doit cesser d’être plus intelligent que tout le monde, ou tout simplement de vouloir faire le malin, pour embrasser tant qu’il peut Kim Novak. (Si je répète son nom trois fois, mon vœu sera exaucé, non ?)
Embrasse la fille, idiot, tant pis si c’est un fantôme. Telle pourrait être la morale d’un film qui présente d’étranges similitudes avec Vertigo, comme le remarque Phillip Lopate pour The Criterion Collection, je veux bien sûr parler du Solaris de Tarkovski.
Quand il arrive sur la station en orbite autour de la planète éponyme, le psychologue Kris Kelvin découvre un monde en perdition. Le scientifique qui l’avait appelé à ses côtés s’est entre temps suicidé, et les deux autres, nerveux et erratiques, semblent tituber au bord de la folie. La station elle-même s’effiloche comme bientôt le récit. À nous de reconstituer ce qui s’est passé.
À son réveil sur la station, Kelvin retrouve à ses côtés sa femme Khari qui s’est suicidée dix ans plus tôt sur Terre. « Où étais-tu passée ? », lui demande-t-il, pas tout à fait sûr de ne pas encore rêver. Elle semble désorientée (« J’ai l’impression d’avoir oublié quelque chose »), incapable de se rappeler comment elle est arrivée jusqu’ici, ou même de se reconnaître sur une photo que Kelvin a emportée avec lui. C’est elle qui doit croire qu’elle rêve encore.
La réplique de Khari est prématurée, à l’image de sa tunique hâtivement reconstituée d’après un souvenir incertain. Elle tient davantage de la camisole, puisque Kelvin est obligée de la découper avec une paire de ciseaux pour aider Khari I à s’en extraire (dans son essai, Phillip Lopate numérote à partir de un les répliques successives de l’originale). Il n’y a pas que les souvenirs qui lui manquent. Aussi innocente qu’une enfant, et sans autre repère que son égoïsme, elle ne supporte pas l’idée d’être séparée de celui qu’elle aime et dont elle veut boire l’amour comme une goule.
Il y a de quoi paniquer : Kelvin se débarrasse de sa « visiteuse » en l’évacuant dans une capsule de secours. Une deuxième réplique apparaîtra bientôt. Puis une troisième. Et à chaque fois sa mort, comme dans Vertigo, sera rejouée, suivie de près par sa résurrection. Et de ces deux fantasmagories, je ne saurais dire laquelle est la plus triste. Une résurrection en particulier, celle de la deuxième réplique qui s’est suicidée en buvant de l’oxygène liquide, est sublime d’horreur et d’érotisme épileptique. Sans doute la plus belle scène du film. Phillip Lopate observe à raison que « l’horreur véritable, c’est de devoir regarder quelqu’un qu’on aime se détruire ».
Les spectres qui nous hantent sont nés de nos regrets ou de nos remords (ma femme s’est tuée par ma faute). On les craint et on les hait parce que leur présence obsédante nous rappelle nos fautes. Pour les exorciser, il faut apprendre à les aimer. Embrasse la fille, idiot, tant pis si c’est un fantôme, car lui aussi souffre.
L’ironie de l’histoire est qu’en essayant de sonder l’océan organique et peut-être doué de conscience qui recouvre Solaris, les humains n’ont réussi qu’à éveiller sa curiosité et recevoir à leur tour des sondes sous la forme de ces visiteurs surgis de leur inconscient, « des îlots de souvenirs ». L’océan est un miroir qui nous renvoie notre propre image – notre conscience nous condamne à la solitude. Même en allant dans l’espace, même en rencontrant d’autres formes de vie, l’humanité continue de voir le monde à travers son propre reflet, qui l’empêche de communier avec quelque forme d’altérité que ce soit. L’objet observé sera toujours distant de l’observateur, et il est impossible de combler l’écart autrement que par l’imagination. C’est pourquoi, malgré toute son ingéniosité, la science solaristique demeure impuissante à comprendre la nature peut-être divine de cet organisme planétaire (c’est en tout cas pour Tarkovski l’occasion de contourner la censure soviétique et de parler du contact avec Dieu). Kelvin se détourne à la fin des vérités scientifiques, renonce à comprendre ou plutôt semble accepter que l’amour est la seule intimité possible avec l’univers.
Il trouvera sur Solaris un éventuel réconfort, au point d’hésiter à retourner sur Terre. Il aimera un temps Khari III pour ce qu’elle est et non pour le souvenir de l’originale auquel elle a fini par se substituer. « C’est toi, la vraie Khari », lui dira-t-il. Le spectre aimé est devenu une femme, la peur un espoir de rédemption. C’est peut-être « un crime [dans Vertigo] de ramener la vie par la fiction », en tout cas d’y croire, mais Tarkovski ne juge pas son personnage, il souffre avec lui. Et après tout, que fait un romancier ou un cinéaste si ce n’est précisément ça ? Ramener la vie par la fiction, et par ce retour de la vie sur elle-même nous faire méditer sur l’existence.