Perdre au jeu son identité ou en gagner une autre
Ce qu’il y a de bien dans ces cycles thématiques, c’est que, sachant que je reviendrai au même thème la semaine suivante, je n’ai pas l’envie insensée de bloquer une lettre tant que je n’ai pas écrit tout ce que j’avais à dire sur le sujet. Les seules constantes de l’exercice sont le temps dont je dispose (diffusion programmée chaque vendredi à 19 h) et la longueur que je m’autorise (entre 1 000 et 1 500 mots par lettre). À l’intérieur de ces contraintes, je peux ajuster la profondeur, travailler des variations, opérer des retours en arrière (de circonstance, vu le thème), prolonger d’une semaine à l’autre certains passages laissés ouverts, etc. C’est plus vivant, souple et intéressant et j’évite ainsi de procrastiner. Gardez de la matière en réserve vous permet d’écrire un jour de plus sans manquer d’inspiration, l’essentiel étant de ne pas s’arrêter, car on ne sait jamais quand on pourra continuer.
Le problème n’est pas de commencer à écrire, mais de continuer à écrire et de renouveler son inspiration. Nous savons rarement où nous allons ; écrire, c’est découvrir. — Robert McKee, Story.
Jouer son identité
Je n’aime pas, et c’est peu dire, l’idée selon laquelle on lirait un roman ou on regarderait un film pour s’identifier à son protagoniste. Cette expression pourrait être plus heureuse si elle signifiait le changement d’identité qu’elle suppose, se rendre en pensée identique à quelqu’un. Or, on lui fait dire tout l’inverse en tentant de rabattre l’inédit d’une existence imaginaire sur sa propre expérience de la vie ; et gare à la fiction si les deux ne sont pas superposables : la métamorphose est rejetée.
L’expression anglaise est peut-être pire encore : « I can’t relate to this character. » On y entend le hurlement panique de consommateurs habitués par des producteurs sans talent à des protagonistes génériques, dénués d’aspérité (on pourrait perdre des parts de marché), mais so relatable. Du personnage considéré comme un doudou ; il n’y a rien de plus triste que ce déni d’altérité. C’est vouloir substituer un attachement irrépressible à cela même qui devrait nous libérer du moi : notre empathie.
J’aime tant l’idée contraire selon laquelle, en littérature et ailleurs, au cinéma par exemple, on oublie temporairement son identité pour en revêtir une autre. C’est plus drôle, voilà tout, et tellement plus intéressant. Dans l’obscurité d’une salle de cinéma ou l’intimité fiévreuse d’un livre ouvert entre le monde et soi, on entre dans un jeu clandestin, un théâtre de masques où engager son identité est la seule condition d’entrée.
Dans un entretien accordé en 2014 à l’occasion de la parution de son premier roman, David Cronenberg suggère que la pérennité pluri-millénaire des histoires tient au fait qu’elles nous offrent une seconde vie :
Vous oubliez en quelque sorte votre corps, et vous oubliez votre vie, et vous commencez à en vivre une autre.
C’est ce que proposent mieux qu’aucun autre art les jeux vidéo, comme il le montre dans eXistenZ ou son fils Brandon dans Possessor – des assassins piratent le corps d’autrui pour approcher et exécuter leurs cibles – ludique, non ? Ce n’est pas pour rien que le thème de ce cycle évoque un célèbre jeu en ligne. Les problèmes surviennent quand on ne sait plus revenir dans son corps et dans sa vie. C’est cet équilibre dynamique entre absence d’altérité et abandon de soi que j’aimerais vous voir étudier cette semaine.
Perdre son identité
Ici a commencé pour moi ce que j’appellerai l’épanchement du songe dans la vie réelle. — Gérard de Nerval, Aurélia.
Dans Les Jeux et les Hommes, Roger Caillois définit le jeu comme un espace et un temps séparés de la vie ordinaire et de la réalité, non seulement régis par des règles strictes, mais créés par elles. Autrement dit, une fiction.
… on s’évade du monde en le faisant autre. On peut aussi s’en évader en se faisant autre. C’est à quoi répond la mimicry.
Roger Caillois nomme mimicry ce goût du simulacre qu’on retrouve dans bien des jeux. Le corruption de ce principe entraîne une « contagion de la réalité » et de graves conséquences pour le joueur, qui ne sait plus faire la différence entre le jeu et la vie.
La perte de son identité profonde représente le châtiment de celui qui ne sait pas arrêter au jeu le goût qu’il a d’emprunter une personnalité étrangère. C’est à justement parler l’aliénation.
Gérard de Nerval, l’un des écrivains les plus attachants de notre littérature, incarne ce cas extrême de la dissolution du moi dans des vies hallucinées. S’il dédie ses Filles du feu à l’indélicat Alexandre Dumas, qui avait écrit « l’épitaphe » de son esprit en ébruitant sans aucun tact la fragilité de sa santé mentale, c’est pour mieux se défendre :
Il est, vous le savez, certains conteurs qui ne peuvent inventer sans s’identifier aux personnages de leur imagination. Vous savez avec quelle conviction notre vieil ami Nodier racontait comment il avait eu le malheur d’être guillotiné à l’époque de la Révolution ; on en devenait tellement persuadé que l’on se demandait comment il était parvenu à se faire recoller la tête…
Eh bien, comprenez-vous que l’entraînement d’un récit puisse produire un effet semblable ; que l’on arrive pour ainsi dire à s’incarner dans le héros de son imagination, si bien que sa vie devienne la vôtre et qu’on brûle des flammes factices de ses ambitions et de ses amours ! C’est pourtant ce qui m’est arrivé […] Ce qui n’eût été qu’un jeu pour vous, maître, […] était devenu pour moi une obsession, un vertige.
Après le vertige du temps, le vertige de l’identité. Caillois emploie presque les mêmes mots que Nerval pour décrire la corruption du jeu : « Ce qui était plaisir devient idée fixe ; ce qui était évasion devient obligation ; ce qui était divertissement devient passion, obsession et source d’angoisse. » L’ami Théophile Gautier écrira avec charité ce tendre euphémisme : « L’envahissement progressif du rêve a rendu la vie de Gérard de Nerval peu à peu impossible dans le milieu où se meuvent les réalités. »
Retrouver son identité
Le génial Northrop Frye suggère dans The Educated Imagination que toute littérature est quête d’une identité perdue. L’humanité s’est donné la poésie pour retrouver par ses métaphores le lien privilégié que sa conscience avait rompu avec la nature. C’est pourquoi la seule identité qui vaille est celle de l’imagination.
Nous entamons avec cette quatrième lettre la lente descente du tumulus que nous avons gravi ces trois dernières semaines. J’envisage encore deux autres lettres consacrées aux secondes vies, dont la dernière à Gatsby le magnifique (lisez-le) qui fermera notre procession avec le panache qu’on lui connaît.