L’amour sans l’oubli
Certaines amours ne s’oublient pas, c’est là le drame des secondes vies.
Septembre, je ne t’ai pas vu passer. Le lancement du club et ce premier cycle d’écriture consacré aux secondes vies ont accaparé toute mon attention. Il finira en bouquet la semaine prochaine, avec une lettre dédiée à Gatsby, dont le charme de féérie triste me semble, après tant de relectures, toujours aussi impérissable.
Et qu’on ne vienne pas me dire que les chefs-d’œuvre sont compliqués. Comment Fitzgerald a-t-il fait pour écrire, en seulement 9 chapitres, un livre si simplement mémorable ? Comment ? J’essayerai de répondre à la question au cours d’une conférence bootleg, réservée aux membres du club, que je donnerai le mois prochain dans un speakeasy virtuel encore tenu secret. Date et URL sont sujets à d’éventuels changements de dernière minute, pour éviter une descente de police. Merci de votre compréhension.
L’amour sans l’oubli
Certaines amours ne s’oublient pas, c’est là le drame des secondes vies. On préfère « vaincre le temps » comme Scottie dans Vertigo, annuler la distance qui sépare un souvenir de son objet – « et tout sera effacé à jamais », dit Gatsby à Daisy dans la débâcle du chapitre VII, ignorant la mise en garde de Nick Carraway : « On ne peut pas revivre le passé. »
Aimer, c’est vouloir combler une distance, me souffle l’excellent Georges Poulet dans L’espace proustien :
Tout ce qui y vit [chez Proust], y vit à l’écart. Et le sentiment de la distance, qui, sous une forme ou une autre, ne cesse de se manifester, se confond ici avec le sentiment angoissé de l’existence. Au fond de tous les désirs il y a une impuissance, inhérente à la nature même des êtres, et qui leur interdit d’atteindre l’objet de leurs désirs. Désirer, c’est rendre apparent un intervalle. Aimer, c’est voir se dérober dans le lointain l’être qu’on aime. C’est percevoir, comme dit Proust, « ces affreuses distances intérieures au terme desquelles une femme que nous aimons nous apparaît si lointaine ».
Georges Poulet envisage ce « sentiment de distance » dans l’espace, mais rien ne nous interdit de le transposer dans le temps, en suivant le glissement de sens du mot nostalgie, regret du pays natal avant d’être regret d’une chose passée. Aimer, c’est dès lors voir se dérober dans le passé l’être qu’on aime, assister impuissant à sa dernière métamorphose tout en refusant de le voir devenir ce qu’il va devenir – un souvenir.
Dans les secondes vies s’exprime donc une mémoire qui ne fonctionne plus ; elle oublie d’oublier, de lâcher prise. L’amour ne s’estompe plus par degrés, lentement, poliment, avec un sens très sûr des convenances, dans l’arrière-plan d’une vie pour laisser au présent le soin d’en occuper l’avant-plan. L’amour sans l’oubli, c’est l’existence sans perspective, qu’elle soit mentale ou temporelle, de ce personnage borgésien à la mémoire parfaite d’un parfait idiot.
Il avait appris sans effort l’anglais, le français, le portugais, le latin. Je soupçonne cependant qu’il n’était pas très capable de penser. Penser c’est oublier des différences, c’est généraliser, abstraire. Dans le monde surchargé de Funes il n’y avait que des détails, presque immédiats. — Jorge Luis Borges, « Funes ou la Mémoire », Fictions, 1944.
Non content d’être un monde intérieur aux « affreuses distances » se substituant au monde extérieur, l’amour est alors un monde antérieur (mettons, pour Nerval, les souvenirs du Valois) se substituant au présent. Et ce qu’il reste de notre monde devient un lieu de pèlerinage pour l’amoureux qui ne s’avoue pas vaincu. Il ne l’arpente que pour y retrouver l’objet de son amour, s’en ressouvenir ou le recréer. On le voit dans Vertigo et, dans une moindre mesure, dans 2046 de Wong Kar-wai, qui fait suite et écho à In the mood for love.
Dans le premier, Maggie Cheung et Tony Leung, trompés par leurs conjoints respectifs, se demandent comment a pu commencer cette liaison découverte par hasard, ou plutôt par une série de coïncidences qui, dans une bonne histoire, n’en sont jamais. Abandonnés à eux-mêmes par leurs moitiés infidèles et sans visage, ils les imaginent en train d’entamer leur liaison, chacun interprétant le conjoint de l’autre, mise en scène à l’intérieur de la mise en scène. Ils finissent eux-mêmes par tomber amoureux, comme si la représentation de l’amour les avait contaminés. Cernés par la médisance des voisins, ils ne cèdent pas à la tentation et en sont doublement malheureux. Tony Leung, de jeune homme sentimental dans In the mood for love, deviendra dans 2046 un séducteur cynique qui poursuivra le fantôme de cette histoire d’amour jamais consommée.
Chacun des deux films évoque la même légende chinoise, qui veut que, pour garder un secret, il faille le susurrer au creux de l’écorce d’un arbre avant de le recouvrir de boue. Une confidence pour oublier. Je me rends compte que c’est peut-être cette absence de confidence qui retient l’amour sur la scène chatoyante de ce théâtre ambulant qu’est le temps. Le confier à quelqu’un, c’est s’en libérer.