L’imagination renversée
Ou comment nos rêves de grandeur, rebondissant contre l’indifférence du monde, se retournent contre nous et nous abaissent.
Nous entamons ce soir la deuxième révolution du club, dont l’idéal est le mouvement perpétuel imaginé par Descartes, tant l’imagination dépérit si elle cesse de s’agiter ; comme les squales, elle meurt d’inaction. Ce nouveau cycle d’écriture aura pour thème une image de Stendhal que je chéris : l’imagination renversée.
En relisant Gatsby le magnifique en vue de préparer la conférence de la semaine dernière, j’ai été frappé de la filiation que l’on pouvait établir entre lui et les héros stendhaliens, qui, comme leur créateur, ont reçu l’imagination en partage et sans doute trop pour leur propre bien. Ils ont la même illusion de grandeur que j’évoquais à propos de Gatsby. Il manque justement au personnage de Fitzgerald, pour être tout à fait stendhalien, cette imagination renversée dont souffre Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir. Ou comment nos rêves de grandeur, rebondissant contre l’indifférence du monde, se retournent contre nous et nous abaissent.
Pour lancer ce nouveau cycle, j’aimerais partir du cas particulier de l’imagination renversée telle que l’envisage Stendhal, avant d’ouvrir l’image, par synecdoque et pour le reste du cycle, à d’autres cas où notre imagination nous diminue en se retournant contre nous comme une maladie auto-immune de l’esprit. Ce sera l’occasion de travailler différentes formes de conflit intérieur, que le roman, avec sa capacité d’entrer dans la conscience des personnages, excelle à montrer.
L’expression apparaît au chapitre XIX du Livre second du Rouge et le Noir, où la fière et capricieuse Mathilde de La Mole joue au yo-yo avec le fragile ego de Julien Sorel. Dans un élan de désespoir, Julien regrette que Mathilde connaisse « son peu de mérite » :
Et en effet, j’en ai bien peu ! se disait Julien avec pleine conviction ; je suis au total un être bien plat, bien vulgaire, bien ennuyeux pour les autres, bien insupportable à moi-même. Il était mortellement dégoûté de toutes ses bonnes qualités, de toutes les choses qu’il avait aimées avec enthousiasme ; dans cet état d’imagination renversée, il entreprenait de juger la vie avec son imagination.
Il découvrait deux chapitres plus tôt son amour pour Mathilde et, typique de Stendhal, « faillit devenir fou en étant obligé de s’avouer qu’il aimait mademoiselle de La Mole ». On retrouve ailleurs dans l’œuvre de Stendhal, par exemple chez cette Mina de Vanghel que j’adore, la même logique paroxystique de mélodrame médiéval, qui menace de transformer en folie meurtrière un amour contrarié ou impossible, qui lui même se substituait à une indifférence polie ou même teintée de mépris. L’amour chez Stendhal se renverse aussi aisément que l’imagination.
C’est plus loin, au chapitre XXIV (Julien, alors à Strasbourg, écoute le si charmant et docte prince Korasoff tenter de le dérider par des conseils de séduction), qu’une phrase exprime le mieux le déséquilibre permanent de son imagination :
C’est qu’il avait maintenant pour implacable ennemie cette imagination puissante, autrefois sans cesse employée à lui peindre dans l’avenir des succès si brillants.
Léon Blum, avant d’être l’homme politique que l’on sait, était un excellent critique littéraire qui a consacré à Stendhal un essai passionnant intitulé Stendhal et le Beylisme. Il y décrit à merveille la sensibilité ombrageuse de Stendhal et le demi-tour tortueux et complaisant de son imagination :
L’imagination, nourrie par la lecture et le rêve, projette d’abord vers l’avenir une vie d’amour, de succès, de sympathies partagées ; puis, devant la résistance du réel, comme le faisceau lumineux qui s’est heurté à un obstacle, elle se retourne de tout son élan contre elle-même. On cherche la cause de ses déceptions, et on la trouve dans ses propres tares, que l’imagination grossit et développe comme elle étendait tout à l’heure notre chance de félicité. On se déprécie à mesure qu’on s’examine. On s’abjure soi-même en quelque sorte.
Et Stendhal a beau préciser que cette « erreur est d’un homme supérieur », ce n’en est pas moins une erreur, car elle le plonge dans la pire affliction qui soit, le « dégoût de soi-même ». L’idée de supériorité est encore un complexe.
On voit bien, malgré la convergence indéniable de deux avenirs somptueusement fantasmés, tout ce qui sépare Jay Gatsby de Julien Sorel, et au-delà, Fitzgerald de Stendhal. Fitzgerald n’a de Stendhal ni la vanité, ni la susceptibilité, aussi ne transmet-il pas à ses personnages les affres de l’imagination renversée. Quand le rêve de Gatsby s’effondre sous ses yeux, il continue d’espérer sans se mortifier : « seul son rêve détruit continuait à se débattre tandis que l’après-midi finissait, s’efforçait de toucher ce qui n’était plus tangible, luttait encore et encore, lamentablement, sans perdre espoir, pour rejoindre, à l’autre bout de la pièce, la voix perdue. » Qu’on sanctifie ce martyr !