La métaphore comme maladie
« Les métaphores et les mythes tuent, j’en suis persuadée », écrit Susan Sontag dans Le sida et ses métaphores. Dix ans plus tôt, dans La Maladie comme métaphore, autre essai passionnant (comme souvent chez elle), Sontag expliquait que « la maladie n’est pas une métaphore, et l’attitude la plus honnête que l’on puisse avoir à son égard – la façon la plus saine aussi d’être malade – consiste à l’épurer de la métaphore, à résister à la contamination qui l’accompagne ».
Sontag reprend la définition que donne Aristote de la métaphore dans sa Poétique : « La métaphore consiste à donner à une chose un nom qui appartient à une autre chose. » Or, appeler le mal par un autre nom, c’est lui donner un sens qu’il n’a pas, car une maladie n’a aucun sens (Susan Sontag parle du cancer comme d’une « entité dépourvue de “sens” »). Elle se diagnostique, mais ne s’interprète pas.
Aussi est-il fautif de voir dans la tuberculose la maladie élective des êtres sensibles et mélancoliques, des tempéraments « artistes », fragiles mais gracieux, comme le voulait la mythologie romantique du XIXe siècle. Langueur et pâleur morbide étaient, plus que des symptômes, les signes de reconnaissance de cette « maladie de l’âme » qu’il était presque chic de contracter. Or, la maladie, pas plus que la tristesse, ne rend qui que ce soit intéressant. Le mythe commença à s’effondrer en 1882, avec la découverte par Koch du bacille responsable de la tuberculose, mais il persistait encore au début du XXe siècle. La Montagne magique, écrite entre 1912 et 1924, regorge d’images qui associent le mal à la beauté :
La mourante était une créature blonde tout à fait délicieuse, aux yeux myosotis ; malgré d’effroyables pertes de sang et une respiration assurée par un reste minime de tissu pulmonaire encore indemne, elle était d’allure délicate, sans faire pitié.
La constitution robuste du père de la mourante « n’était en rien responsable de la prédisposition et de la fragilité de sa pauvre fille ». C’était la mère « qui était fautive, de toute évidence, une petite personne de type nettement phtisique ». Et elle le savait ! Non contente d’assister impuissante à la mort de sa fille, elle se disait qu’elle mourrait par sa faute. Les métaphores tuent par cette confusion des catégories médicales, esthétiques et morales qui non seulement ajoute la honte et la culpabilité à la souffrance physique, mais nous fourvoie dans la quête d’un remède.
Le pire est sans doute l’explication psychologique d’un mal physique, un reliquat de religion qui transforme le patient en coupable et la maladie en châtiment divin. Si l’on tombe malade, c’est par manque de volonté, ou désir inconscient, ou excès de mauvaises émotions refoulées, ou suite à une dépression qui s’exprime dans le corps par un cancer. Susan Sontag donne une explication convaincante de ce besoin d’expliquer :
Psychologiser, c’est prendre en main des événements (les maladies graves, par exemple) sur lesquels les gens n’ont en fait que peu ou pas de pouvoir. L’explication psychologique sape la « réalité » d’une maladie. Le fait que cette réalité précisément doive être expliquée.
Le besoin d’expliquer prime le besoin de comprendre. C’est pourquoi le but de La Maladie comme métaphore, précise Sontag en préambule de son essai sur Le sida et ses métaphores, était « d’apaiser l’imagination, et non de la stimuler. Non pas de conférer du sens, but traditionnel de toute entreprise littéraire, mais d’ôter du sens à quelque chose ».
Je vous propose donc ce week-end, pour continuer le cycle consacré à l’imagination renversée, c’est-à-dire à ces cas où notre propre imagination se retourne contre nous, d’inverser le titre de l’essai de Sontag, et d’envisager la métaphore comme maladie qui peut tuer. Certaines métaphores sont tout simplement trop dangereuses, pour l’individu ou la société, par les glissements sémantiques qu’elles opèrent, les associations qu’elles suggèrent, notamment sur le plan moral, pour qu’on les tolère. Dénouons les métaphores fautives.