Dort l’hermaphrodite
Lautréamont consacre la septième strophe du deuxième des Chants de Maldoror à l’évocation poignante du dilemme de l’hermaphrodite :
Quand il voit un homme et une femme qui se promènent dans quelque allée de platanes, il sent son corps se fendre en deux de bas en haut, et chaque partie nouvelle aller étreindre un des promeneurs ; mais, ce n’est qu’une hallucination, et la raison ne tarde pas à reprendre son empire. C’est pourquoi, il ne mêle sa présence, ni parmi les hommes, ni parmi les femmes ; car, sa pudeur excessive, qui a pris jour dans cette idée qu’il n’est qu’un monstre, l’empêche d’accorder sa sympathie brûlante à qui que ce soit. Il croirait se profaner, et il croirait profaner les autres. Son orgueil lui répète cet axiome : « Que chacun reste dans sa nature. » Son orgueil, ai-je dit, parce qu’il craint qu’en joignant sa vie à un homme ou à une femme, on ne lui reproche tôt ou tard, comme une faute énorme, la conformation de son organisation. Alors, il se retranche dans son amour-propre, offensé par cette supposition impie qui ne vient que de lui, et il persévère à rester seul, au milieu des tourments, et sans consolation. Là, dans un bosquet entouré de fleurs, dort l’hermaphrodite, profondément assoupi sur le gazon, mouillé de ses pleurs.
Existe-t-il expression plus juste que son corps se fendre en deux pour évoquer l’aliénant tiraillement de l’altérité enclavée dans la conformité ? Ou choisir l’un des deux sexes et se renier, ou refuser de choisir et se condamner à la solitude de sa conformation. Les dilemmes sont tristes, n’est-ce pas ?
On retrouve dans l’hermaphrodite de Lautréamont bien des sentiments caractéristiques d’une imagination renversée : une pudeur créée puis défendue par l’orgueil, l’amour-propre blessé, la honte d’une faute énorme sans doute imaginaire, l’aberration optique d’une sensibilité (on parlerait aujourd’hui de biais cognitif) qui semble tourner vers soi tous les regards moqueurs… La sympathie de Lautréamont pour les marginaux et les exclus, mais aussi pour ceux qui jouent contre eux-mêmes, se révèle dans cette supposition impie. C’est de sa part une manière discrète et fine de l’encourager à s’ouvrir : tu n’as pas à te renier pour aimer. Hélas, le pudique hermaphrodite est farouche et « persévère à rester seul, au milieu des tourments, et sans consolation ».
Théophile Gautier, qui avait déjà consacré un roman (Mademoiselle de Maupin) sinon à un hermaphrodite, du moins à une femme se travestissant en homme, s’est inspiré de la statue de l’Hermaphrodite endormi vue au Louvre (et de son amour pour la cantatrice Ernesta Grisi) pour écrire son poème « Contralto » (Émaux et Camées). Il y suggère de ne pas trancher, mais pas forcément pour les meilleures raisons, la question du sexe ambigu de l’hermaphrodite (« Sexe douteux, grâce certaine » de ce « corps indécis ») : « L’amour, ayant peur d’être infâme, / Hésite et suspend son aveu. » Dissimulation et solitude constituent le sort des minorités opprimées.
L’hermaphrodite ne demeure pas tout à fait sans consolation. Ce n’est pas encore ce que j’appellerais le bonheur, mais il lui reste la nuit comme répit et le rêve comme fugue : « La nuit, écartant du doigt sa tristesse, se revêt de tous ses charmes pour fêter le sommeil de cette incarnation de la pudeur, de cette image parfaite de l’innocence des anges ». Il rêve « au concert cadencé des mondes suspendus » et en imagine un peuplé de ses semblables où il serait enfin heureux, « entre les bras d’un être humain d’une beauté magique ». Mais ses bras au réveil se refermeront sur du vide. Aussi :
Ne te réveille pas, hermaphrodite ; ne te réveille pas encore, je t’en supplie. Pourquoi ne veux-tu pas me croire ? Dors… dors toujours. Que ta poitrine se soulève, en poursuivant l’espoir chimérique du bonheur, je te le permets ; mais, n’ouvre pas tes yeux. Ah ! n’ouvre pas tes yeux !
Que Lautréamont, parfois si cruel, peut être tendre quand il s’y met ; on le confondrait presque avec Jules Laforgue, dont l’ironie semblait excuser la tristesse.
Je t’expire mes Cœurs bien barbouillés de cendres ;
Vent esquinté de toux des paysages tendres !
Jules Laforgue, « Complainte de l’ange incurable », Les Complaintes.
Je vous laisse ce week-end le soin de veiller l’hermaphrodite endormi. Bercez-le d’amour et de littérature.