La bonté amère

Comment redoubler de bonté pour combler un défaut de présence.

La bonté amère
Odilon Redon, Fleur étrange (Petite Sœur des Pauvres) (détail), 1880.

Gaston Gallimard écrivait dans l’Hommage à Marcel Proust : « Une certaine élégance s’en dégageait, et aussi une grande indifférence à toute élégance. » L’allure insolite de Proust, dont nous fêtions vendredi dernier le centenaire de la mort, tiendrait selon Ramon Fernandez à « un défaut de présence dans la vie normale », ou, si vous préférez, à « un défaut d’habitude de la vie normale » (Proust, Nouvelle Revue Critique, 1943 – réédité dans « Les Cahiers rouges » de Grasset). Je crois que ce « défaut de présence », évocateur d’une existence mal incarnée, explique aussi un trait bien connu de Proust : son extrême amabilité.

Fernandez cite Léon-Paul Fargue, qui se rappelle une rencontre avec Proust :

Il avait l’air d’un homme qui ne vit plus à l’air et au jour, l’air d’un ermite qui n’est pas sorti depuis longtemps de son chêne, avec quelque chose d’angoissant sur le visage et comme l’expression d’un chagrin qui commence à s’adoucir. Il dégageait de la bonté amère…

La très grande amabilité de Proust, qui risquait d’épuiser son bénéficiaire par ses témoignages d’amitié constamment réitérés et amplifiés, n’est pas de la gentillesse, encore qu’elle soit désintéressée, ni de la politesse, pas même japonaise (la meilleure). Ce n’est pas comme chez Stendhal la peur de déplaire, ou pire, d’indifférer, mais l’angoisse de ne pas suffire – que sa présence ne suffise pas à tenir compagnie à qui que ce soit. Je crois que Proust faisait partie des malchanceux insensibles à leur propre charme. De là ce besoin de redoubler de bonté, car qui sait si cela suffira. Mais dans tous les cas, ça ne fera pas passer l’angoisse. C’est ainsi que la « bonté amère » se rattache à l’imagination renversée que nous continuons à explorer.


L’un des plaisirs d’écrire consiste à découvrir au fur et à mesure ce que l’on veut écrire. Je ne prévoyais ainsi aucunement de clore ma précédente lettre consacrée à l’hermaphrodite endormi de Lautréamont par un clin d’œil à Jules Laforgue. Sa tendresse pour l’hermaphrodite, inhabituelle chez ce cruel, m’a pourtant rappelé celle de Laforgue.

Dans une lettre de 1882 à son ami Charles Henry, Laforgue écrit le programme poétique qu’il réalisera pleinement dans ses Moralités légendaires :

Je rêve à une poésie qui serait de la psychologie dans une forme de rêve, avec des fleurs, du vent, des senteurs. D’inextricables symphonies avec une phrase (un sujet) mélodique, dont le dessin reparaît de temps en temps.

Sa correspondance est intéressante à lire. (J’aime lire les lettres d’écrivains pour m’entourer de fantômes dont les plaintes me bercent pendant que j’écris.) Parmi les accès de spleen et les problèmes d’argent (mais une envie irrépressible et touchante de fourrures), on trouve de belles lettres écrites à sa sœur Marie qu’il adore (Laforgue, comme Stendhal, est un écrivain à sœur). C’est justement cette adoration, exagérée, presque passionnée, qui m’a rappelé, à tort ou à raison, la bonté amère de Proust. Dans sa lettre du 20 novembre 1881 (il vient d’apprendre la mort de leur père survenue l’avant-veille), il lui écrit :

Que dire ? Je suis abattu par une immense tristesse. Je ne pense pas, je ne sens pas – tout est triste, triste, et je sens que c’est à moi, à avoir du courage.

Il ne peut rejoindre sa famille à Tarbes, car il vient d’être nommé lecteur français de l’Impératrice Augusta, femme de Guillaume Ier (eh, les empires servent au moins à ça), et attend d’un jour à l’autre son ordre de départ pour l’Allemagne (il arrivera à Coblence neuf jours après).

… mon but c’est ton bonheur à toi, je ne veux songer qu’à cela. Je rendrai mes frères et sœurs heureux, mais pour toi ce sera de l’adoration, de la vénération.
Et si tu mourrais, je mourrais.

Deux jours après, autre lettre : « avant longtemps nous vivrons ensemble, et je te ferai une existence heureuse », « tout ce que tu pourras espérer je le réaliserai », etc. Sa sœur devient là un peu plus qu’une confidente, non ? Ou est-ce pour lui, si éloigné des siens, d’abord à Paris, puis à Coblence et Berlin, une autre manière d’écrire : « Ne m’oublie pas » ? Ah, ces timides qui ne savent pas être aimés.