Présent antérieur
J’espère que 2023 passera moins vite que 2022, mais rien n’est moins sûr. Qu’on me laisse reprendre mon souffle, comme ce triste Centaure poursuivi sur quelque plaine mythique dans ce qui est sans doute l’une de mes gravures préférées de Max Klinger. Nous avions passé un week-end à Strasbourg en 2012 (dix ans déjà ! bientôt onze, c’était l’été, il faisait bon) rien que pour visiter l’exposition que le Musée d’art moderne et contemporain consacrait à ses suites gravées. Le centaure appartient au quatrième opus, intitulé Intermezzi. (Max Klinger numérotait ses suites comme un compositeur, ce que je trouve très chic, même si aujourd’hui cette habitude consciencieuse passerait pour prétentieuse.) Nous ne savions pas alors que nous reviendrions vivre à Strasbourg et y fonder une famille.
Je vous écris cette première lettre de l’année en réécoutant pour la énième fois, en alternance avec Playing the Piano 12122020 de Ryuichi Sakamoto, l’album solo posthume d’Esbjörn Svensson, HOME.S. Piano piano piano, il y a des jours où je ne peux écouter que du piano. Si vous aimez Keith Jarrett, foncez…
… et, allais-je ajouter en reprenant le titre français d’un film de Nicolas Roeg, ne vous retournez pas. J’ai horreur des rétrospectives, en particulier de celles de fin d’année qui pullulent en ce moment sur le web. Le simple geste de regarder en arrière me donne le torticolis, et il me suffit de consulter mon agenda quelques années dans le passé pour être pris de vertige. Quoi, tous ces rendez-vous, toutes ces obligations ne sont plus que ça, des mots dans un carnet remisé dans un tiroir ? À quoi bon retenir cet étranger toujours pressé d’arriver en avance ? Le prévenir ? Ce n’est plus moi.
Ce qui semblait alors nécessaire prend maintenant l’apparence d’un chaos de contingences. L’éloignement dans le temps confine à l’indifférence. Et pourtant, les meilleures histoires s’écrivent à rebours. Il faut connaître la fin, même provisoire, d’une série d’événements pour en dégager une perspective significative, tout en prenant garde aux rationalisations abusives (biais rétrospectif). Même si je n’aime pas me retourner, c’est le seul mouvement de la chorégraphie humaine qui donne un sens à l’existence.
Depuis la naissance de mes filles, et l’arrivée de la dernière n’a fait qu’accentuer le phénomène, j’ai l’impression de vivre mon présent au passé, ce que j’appelle, dans ma conjugaison personnelle, le présent antérieur. Prenez des notes, c’est le thème du week-end et il inaugure un nouveau cycle d’écriture.
Cette impression de vivre rétrospectivement n’est pas seulement due au temps qui accélère à mesure qu’il vient à manquer – oh, comme il vient à manquer quand on a des enfants ! – et au jet lag subséquent. C’est aussi, je crois, l’anticipation de ma part d’un regard rétrospectif porté sur l’instant présent, l’anticipation du regard de mes filles.
— Ah, je ne sais si je suis clair. Continuons, voulez-vous ?
Autant dire d’emblée qu’elles ne se rappelleront pas grand-chose de cette période de nos vies, l’aînée arrive tout juste à l’âge de former ses premiers souvenirs durables. (On ne sait rien de ses parents, comprend-on en le devenant à son tour.) Cela confère au présent un aspect surréaliste, presque spectral, auquel participe le décentrement du point de vue.
La naissance d’un enfant décentre l’ego de ses parents. On pense moins à soi, plus à l’enfant. On ne voit plus les choses seulement de son point de vue ou de celui de son conjoint, mais on commence à les envisager du point de vue de l’enfant. On l’anticipe. On devient un fantôme hantant un souvenir qui n’en est pas encore tout à fait un, personnage secondaire d’une histoire qui vient à peine de commencer.
Contrairement aux deux premiers cycles thématiques, consacrés respectivement aux Secondes vies et à l’Imagination renversée, celui-ci n’est pas encore nommé. Je lui trouverai un titre a posteriori, ce qui me paraît convenir à un cycle sur la mémoire, le temps qui passe et la difficulté de se retourner.
Bonne année.