Annexer le futur

C’est étrange comme tout, même une lecture a priori éloignée du thème qui nous intéresse en ce moment, nous ramène à notre obsession une fois qu’on l’a nommée :

Elle commençait à éprouver un sentiment surréel, comme si elle revivait un événement alors qu’il se produisait à l’instant même […]. — Rachel Cusk, Transit.

Cette « sensation de déjà-vu » est très proche du dédoublement à l’œuvre dans le présent antérieur, que l’on pourrait aussi appeler un déjà-plus. Conjuguer la vie au présent antérieur, c’est en éprouver au plus haut degré la triste impermanence (où l’on voit que je ne suis pas encore très zen : pourquoi s’en attrister ?). Non seulement ce qui a été n’est plus, mais aussi ce qui est ne sera plus. Comment est-ce possible ? Ce temps me plonge dans la stupeur la plus bébête.

C’est à cause de cette impermanence que j’attache, paradoxalement, plus d’importance au rôle que tiennent les précurseurs dans la continuation des œuvres de l’esprit qu’à celui, tonitruant, des génies isolés sur leurs orbites respectives – avec quel soin maniaque ils les ont nettoyées de toute perturbation gravitationnelle (les astrophysiciens qui me lisent me diront si mon image se tient). Les génies achèvent des possibilités ouvertes par leurs précurseurs. Notez bien que l’on peut être un génie tout en étant le précurseur d’un autre, et c’est sans doute la moindre des politesses que de compenser les voies que nous refermons par nos chefs-d’œuvre en en ouvrant de nouvelles à explorer pour celles et ceux qui nous suivent. Nous lançons des sondes dans l’avenir inconcevable.

Encore une fois, il ne faut entacher le mot précurseur d’aucun jugement de valeur, d’aucune idée de progrès qui lui serait immanquablement défavorable et cantonnerait lesdits précurseurs au rôle d’éternels brouillons des génies à venir. S’envisager comme le précurseur d’amis inconnus (pour reprendre l’heureuse expression de Cocteau), c’est ouvrir la littérature au lieu de la refermer sur ses modèles réduits de perfection, c’est y jouer comme à un jeu infini, au sens où l’entend James P. Carse dans Finite and Infinite Games : on y joue pour continuer de jouer, pas pour gagner (et ainsi finir la partie).

Ouvrir de nouvelles voies suppose de travailler dans l’inconnu et le prospectif. Anticiper l’avenir sans chercher à le contrôler, être réceptif aux possibilités inédites rencontrées en chemin, s’autoriser à bifurquer. C’est un art de l’improvisation qui n’exclut pas le rétrospectif, bien au contraire : comme l’enseigne Keith Johnstone, improviser consiste à 1) ne pas bloquer l’inattendu (prospectif), et 2) réincorporer au récit des éléments préexistants (rétrospectif). Le prospectif et le rétrospectif sont comme les deux mains qui mutuellement se dessinent dans la lithographie d’Escher (Drawing Hands). Cela crée une forme de déroute permanente mais retenue à laquelle je commence seulement à m’habituer.

C’est un équilibre instable qu’il est facile de perdre. Ainsi, les imaginations bloquées ne sont pas assez prospectives, n’osent pas perdre pied et voudraient connaître les mystères de l’île mystérieuse avant même d’y aborder. Écrire, c’est découvrir, et non pas recopier les trouvailles a priori de l’esprit. Cela me rappelle une phrase de Julien Gracq :

Quand j’ai commencé à écrire, il me semble que ce que je cherchais, c’était à matérialiser l’espace, la profondeur d’une certaine effervescence imaginative débordante, un peu comme on crie dans l’obscurité d’une caverne pour en mesurer les dimensions d’après l’écho. — Julien Gracq, En lisant en écrivant.

Permettez-moi d’en témoigner : il faut beaucoup crier dans le noir avant de se trouver.

Quant aux imaginations perdues, elle souffrent de l’excès inverse : trop prospectives, elles bifurquent au moindre doute et se dispersent. C’est là que les thèmes prennent toute leur importance pour lester de telles montgolfières. Ainsi Lynne Tillman, mon amour du moment, dans sa novella Weird Fucks, cadrent les pérégrinations transatlantiques de sa narratrice par le thème éponyme.


Dans un entretien accordé à Lynn Barber (« Sci-fi Seer », Penthouse 5:5, 1970 – à retrouver dans Extreme Metaphors, l’excellente compilation de ses interviews, ou sur ce non moins excellent site canadien), J. G. Ballard déclarait que l’atterrissage sur la Lune le 20 juillet 1969 de la mission Apollo 11 avait marqué la fin du futur comme autorité morale, c’est-à-dire la fin de l’idée même de lendemains meilleurs. En 1970, on n’avait plus besoin d’écrire de science-fiction, on la vivait : « Les gens n’acceptent plus l’autorité du futur. […] Ils ont annexé le futur au présent, comme ils avaient annexé le passé au présent. » Non seulement on interprétait le présent en fonction du passé comme on l’avait toujours fait, mais on l’interprétait désormais aussi en fonction du futur, ce qui est le propre de l’écriture prospective que nous offre la science-fiction (lire à ce sujet son essai « Images of the Future », écrit en 1966 pour le fanzine Fusion, mais jamais publié). Annexer le futur (sans idée de conquête) est peut-être une manière de se réconcilier avec le présent antérieur, et de compléter ainsi, avant de clore le cycle, le buste du Janus que l’on est, un visage tourné vers le passé, un autre vers l’avenir.