Arpenter un autre monde
Quand on ne peut plus, ne sait plus, ne veut plus s’élancer vers l’extérieur, par indigence de soi ou du monde (mais je soupçonne que les deux sont liées), la seule sortie possible est intérieure et il faut s’enfoncer davantage en soi, avec assez de livres, de films et de jeux vidéo comme supports à l’introspection et vecteurs de fugue, pour espérer en ressortir transformé, enfin capable d’affronter le dernier boss du dernier niveau qui, une fois terrassé, vous révèlera le triste secret caché derrière son masque de samouraï grimaçant : c’était vous tout du long que vous affrontiez.
Ouah, comment me remettre du fracas si imprudent de cette ouverture ? En recommençant du début. Recharge ta sauvegarde, idiot. Bonjour, je m’appelle Thibault Malfoy, et nous continuons aujourd’hui le cycle d’écriture consacré aux fugues intérieures en examinant le potentiel mnémonique des jeux vidéo. Press start.
Durant le premier confinement, où je me suis beaucoup occupé de ma fille aînée qui avait alors un peu plus d’un an, je jouais, quand c’était possible, pour m’échapper, je jouais, quand c’était possible, pour me rappeler. Le remake sur Switch de Link’s Awakening m’a ainsi fait replonger dans le tout premier Zelda auquel j’ai pu jouer enfant, c’était sur Game Boy il y a désormais presque 30 ans.
Quel jeu inspirant (et charmant et fantasque) ! Je découvrais à 9 ans des thèmes qui m’habitent encore, par exemple la nécessaire complémentarité du rêve et de la réalité, enlacés dans une valse taoïste depuis l’éveil du premier homme. Jugez-en par vous-même :
Après avoir fait naufrage sur une île, Link, le jeune héros mutique de la série, apprend que pour en réchapper et retrouver les siens, il devra réveiller le Poisson-Rêve qui somnole dans son œuf au sommet de la montagne. Enfin un Zelda où il ne faut pas défier Ganon et sauver cette idiote de princesse qui s’arrange toujours pour se faire enlever ou séquestrer. (Quelque part au début des années 1990, quelqu’un chez Nintendo a eu cette révélation : les femmes ne sont pas des trophées.) D’ailleurs, Zelda n’apparaît pas dans le jeu, c’est à peine si elle est mentionnée.
Depuis l’arrivée de Link, les monstres de l’île sont agités – ils sentent que leur heure est venue, car ils savent reconnaître un tueur de monstres. Aussi mignons soient-ils, surtout dans la version Switch, ces cauchemars troublent le songe du Poisson-Rêve. Pour échapper à l’illusion qui le retient prisonnier, Link devra mettre un terme aux cauchemars – et au rêve sans lequel il n’y aurait pas d’île. Enfin, c’est ce que lui raconte le hibou qui lui servira de guide dans son aventure, dont je ne changerais que la fin : Link comprend que le rêve vaut bien la réalité et décide de rester sur l’île. Ah, mais je tue une série, Nintendo me remercie, mais non merci.
Par une étrange synchronicité, alors que je me suis remis à jouer à Breath of the Wild pour affronter Ganon et ne pas m’écrouler (ma mauvaise habitude de lâcher l’affaire avant le boss, parce que je ne vaux rien au combat et préfère flâner), Craig Mod a publié mardi un essai intitulé « Arpenter Zelda ». Ou comment jouer à Breath of the Wild lui a permis de retrouver son moi d’enfant réfugié au royaume d’Hyrule pour échapper à son quotidien :
Arpenter cet endroit relevait en partie du somnambulisme – je cherchais à m’hypnotiser. Je voulais me replacer dans la peau de celui que j’étais il y a trente-six ans, lorsque j’ai joué à l’original pour la première fois. Le passé occupait mon esprit.
Zelda en 1987 (1986 au Japon) donnait l’impression que tout un univers s’était effondré dans une seule cartouche – le passé, le futur, la mythologie, les pixels. C’était la plus grande petite chose que j’avais jamais tenue en main. Les jeux vidéo étaient une évasion pour nous, moi et mes amis. C’est évident avec le recul. Je veux dire, ils étaient amusants, mais ils étaient aussi un moyen d’échapper à l’endroit où nous étions et à ce qui nous entourait. Nous étions trop jeunes pour comparer notre ville à celles des autres, mais je crois que nous ressentions dans nos os une sorte de déficience, un manque.
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En attendant que je puisse jouer à Zelda avec mes filles, et sans doute que ce seront elles qui m’apprendront à jouer et m’aideront à m’en sortir avec la détection de mouvement ou le casque de réalité virtuelle ou l’implant neural, je reprends ma Switch et, tel un bonze assis en lotus, à peine conscient du monde extérieur, le regard perdu bien au-delà de l’écran, prêt à traverser une nouvelle fois mon reflet, je replonge.