L’espace intérieur
Pourquoi une fugue n’est pas une évasion et comment en revenir.
Fugueuses, fugueurs, il est temps de rentrer à la maison. Notre cycle touche à sa fin, je vous accorde une dernière fugue, une dernière feinte, avant de rassembler tout le monde, deux par deux et donnez-vous la main, pour vous ramener vers le réel, ce naufrage de l’imagination.
« L’enfant n’a pas la notion du réel, écrivait Remy de Gourmont, et quelques hommes ne l’acquièrent jamais. » Écoutez-le, poètes, il parle de vous. Vous ne savez pas ou n’avez jamais voulu savoir, après tout ce temps passé parmi nous, que si l’humanité s’est arrangée pour nommer les choses, c’est pour ne plus les voir. Vous persistez malgré tout à nous offrir vos visions dérangeantes, et si nous faisons mine de les accepter – et avec quel dédain ! – comme des crayonnés d’enfants, nous ne vous les payons pas pour autant. Vous avez le sentiment, à peine une intuition, que les mots ne veulent rien dire, que les pointillés qui délimitent les choses ne sont pas inamovibles, que les frontières sont faites pour être franchies, et tant pis s’il faut resquiller, que le réel, enfin, est un tas de sable encore humide de la dernière rosée, dans lequel puiser pour construire vos châteaux. Le réel est fait pour se dissoudre dans la langue acide de l’imagination.
Paul Valéry écrivait dans Degas Danse Dessin : « Observer, c’est, pour la plus grande part, imaginer ce que l’on s’attend à voir. » Autrement dit, de l’inédit se rabattre sur le connu. Aussi, regarder, véritablement regarder, c’est « oublier les noms des choses que l’on voit » et retrouver entre elles une continuité secrète, les possibilités perdues suite au découpage du réel par le vocabulaire. Prométhéens, si vous gardez encore un peu de compassion pour l’humanité, ravivez une dernière fois nos imaginations avant de rentrer chez vous.
Fred Madison pourrait être l’un des vôtres. On ne voit d’ailleurs de lui, au début du film, qu’un reflet dans un miroir, signe qu’il a déjà franchi le seuil des apparences. Aux policiers venus les interroger, sa femme et lui, sur les cassettes vidéo déposées devant leur maison-bunker dont elles violent l’intimité, il dit : « J’aime garder mon propre souvenir des choses. » « I like to remember things my own way. » Son interprète est Bill Pullman (le film est Lost Highway) ; il offre au personnage un regard à la fois fuyant et épiant sa femme Renée (Patricia Arquette), recluse dans la jalousie de son mari, elle qui aime tant rire et faire la fête avec des mauvais garçons. Fred est si frustré de ne pas savoir la combler qu’il a besoin d’un solo de saxo frénétique pour libérer ou oublier sa colère. Mais la musique ne suffit plus, et il ne gardera aucun souvenir du massacre du corps de sa femme.
En prison, il deviendra littéralement un autre, un jeune mécanicien dénommé Pete Dayton, qui, n’ayant pas tué Renée, sera libéré. La preuve qu’une fugue, même dissociative, même lynchienne, n’est pas une évasion, car en premier lieu elle n’est pas censée réussir. C’est au mieux une mesure provisoire pour supporter l’existence. Vous devez en revenir avec des trésors d’imagination pour aménager et étendre l’espace intérieur cher à Ballard, de quoi tenir votre place dans la vie et repousser les fausses fictions et vrais mensonges du moi et du monde, tailler les futaies de phrases mortes qui y poussent et conserver des niveaux d’électrolytes suffisamment élevés pour ne pas devenir un autre zombie asservi.
Loin du passe-temps pour désœuvrés, la littérature est un sauf-conduit pour traverser la vie. C’est pourquoi il s’agit moins de trouver l’énergie d’écrire que d’écrire pour retrouver de l’énergie, cultiver l’espace intérieur où se ressourcer. Les salons et la lettre du club et les conseils prodigués à mes pairs sont pour moi autant de cures contre l’épuisement. Merci à vous.