Intermède cacophonique
Je profite de ce nouvel intermède pour développer une idée incidente qui m’a effleuré l’esprit au cours du dernier cycle. Dans la lettre 021, j’écrivais que la liberté de feindre était celle de ne pas être soi, non pas en vue de tromper son monde, mais pour donner « quelque répit au vrai », d’après la si juste expression de Torquato Accetto. Le paradoxe de la feinte est qu’elle exalte la théâtralité du monde en même temps qu’elle la nie.
Cela me rappelle ce qu’écrivait Barthes dans L’Empire des signes sur l’immobilité du « visage théâtral » japonais :
Ce visage théâtral (masqué dans le Nô, dessiné dans le Kabouki, artificiel dans le Bunraku) est fait de deux substances : le blanc du papier, le noir de l’inscription (réservé aux yeux).
Le blanc du visage semble avoir pour fonction, non de dénaturer la carnation, ou de la caricaturer […], mais seulement d’effacer la trace antérieure des traits, d’amener la figure à l’étendue vide d’une étoffe mate qu’aucune substance naturelle (farine, pâte, plâtre ou soie) ne vient métaphoriquement animer d’un grain, d’une douceur ou d’un reflet.
Et aussi :
Imaginer, fabriquer un visage, non pas impassible ou insensible (ce qui est encore un sens), mais comme sorti de l’eau, lavé de sens, c’est une manière de répondre à la mort.
La vie n’est pas qu’une mise-en-scène de soi, ou plutôt d’un abrégé de soi, monolithe taillé par et pour les convenances, écrasant toutes les nuances innommables de l’être, qu’il s’agirait de vendre à la criée sur les plateformes de Suckerberg et al., qui la réduisent à ça, des contenus interchangeables.
Le moi me semble occulter tout un monde de possibilités perdues ou ignorées, comme autant de vies imaginaires. Non pas le multivers d’Everything Everywhere All at Once, ce « Jardin aux sentiers qui bifurquent » tenant sur un bagel, mais la ramure irradiante d’un chœur intérieur, que chacun porte comme une auréole étoilée, à l’éclat terni, parfois même éclipsé, par l’ego tonitruant. Je n’est pas seulement un autre, n’en déplaise à Rimbaud, mais un foisonnement de voix disparates muselées par ce petit tyran soucieux de l’unité du groupe.
Nous devrions tous imiter Pessoa et nous diffracter en autant d’hétéronymes qu’il existe de voix en nous. Mais doit-on encore les appeler imaginaires, ces vies inexprimées qui attendent comme des bourgeons en dormance, et qu’un peu de sollicitude suffirait à faire éclore ? On n’invente pas tant des personnages qu’on les découvre par un éloignement progressif du moi. Et le visage théâtral, écrit, qu’évoquait Barthes pourrait constituer pour ces vies une voie d’émancipation, une page lavée de l’emprise du moi.
Répondre à l’appel de la littérature, c’est accepter d’explorer les possibilités négligées de son être. Et croître, et changer ! Les métamorphoses sont des réminiscences. L’être d’un écrivain est le plus expansif qui soit, aussi impermanent que moiré, par opposition à l’identité restrictive et figée assignée à la naissance. Le but étant bien sûr de n’être personne pour pouvoir devenir tout le monde.
Je vous propose donc ce week-end, dans une sorte de pédagogie par l’absurde, l’inverse d’un exercice de construction de personnage. Je vous propose un exercice d’illisibilité, de prolifération des voix intérieures, des vies imaginaires, des je qui ne s’agrègent pas, mais cohabitent, sans souci d’harmonie ou de cohérence. Pensez baroque et chimérique. Ce serait sans doute impossible ou rébarbatif à entreprendre à l’échelle d’un roman (Ballard l’a tenté avec La Foire aux atrocités, dont le protagoniste change de nom à chaque chapitre), mais à l’échelle d’une micro-fiction, le jeu peut être drôle et libérateur. Comme la seule faute serait de ne pas en faire, vous avez de quoi faire taire vos angoisses et libérer le foisonnement de voix que vous portez en vous.
Levez-vous, mes vies, et faites vos je.