L’esprit du don
Il faut donner avant de recevoir à nouveau.
Je ne cesse de repenser depuis ma dernière lettre à l’idée de contribution, significative ou modeste. Il faut les deux pour refleurir une culture digne de ce nom, et peut-être les contributions les plus modestes (ouvrir un livre, l’annoter, le confier à quelqu’un qui nous est cher) sont-elles les plus nécessaires. Elles encouragent les vocations.
J’aime ce mot, contribution, qui me vient d’ailleurs à l’esprit quand je souhaite vous remercier pour vos improvisations du week-end. Elles contribuent à la poursuite d’une conversation entamée bien avant notre naissance et qui persistera bien après notre mort. Les fantômes parmi lesquels nous grandissons murmurent des rêves à moitié estompés, à nous d’en aviver les couleurs et au besoin d’en redessiner les contours, ou peut-être même, à la manière des anciens cartographes, y glisser à dessein une erreur en guise de signature. Nous sommes les précurseurs d’œuvres que nous ne verrons ou n’entendrons ou ne toucherons jamais, écrites, dessinées, composées, chantées, sculptées, bâties par des inconnus dont les parents ne sont pas même nés. Ainsi vont les cathédrales.
Contribuer, c’est cultiver, puis restituer, en témoignage de sa gratitude, le talent reçu en partage. On n’en est pas le propriétaire, mais le dépositaire. On le cultive de son mieux, mais il a une existence indépendante de la nôtre. On ne peut pas l’invoquer à volonté, il faut s’abandonner à lui. Le narcissique qui ne s’oublie jamais se ferme au don.
Lewis Hyde a écrit un livre majeur et lumineux sur le sujet, The Gift, auquel je ne ferai sans doute pas assez honneur ici tant il m’est proche (j’aurais envie d’en citer des pages entières, allez donc plutôt l’acheter). Il y cite notamment ceci de Ginsberg :
Les parties qui vous embarrassent le plus sont généralement les plus intéressantes d’un point de vue poétique, les plus nues, les plus crues, les plus loufoques, les plus étranges et les plus excentriques et, en même temps, les plus représentatives, les plus universelles […]. C’est une chose que j’ai apprise de Kerouac, à savoir que l’écriture spontanée peut être embarrassante […]. Pour y remédier, écrivez des choses que vous ne publierez pas et que vous ne montrerez à personne. Écrivez en cachette […] pour être vraiment libre de dire tout ce que vous voulez […].
Cela signifie renoncer à être un poète, renoncer à faire carrière, renoncer même à l’idée d’écrire de la poésie, y renoncer vraiment, l’abandonner comme une chose sans espoir – renoncer à la possibilité de s’exprimer réellement devant les nations du monde. Abandonner l’idée d’être un prophète honorable et digne, et abandonner la gloire de la poésie pour s’installer dans la boue de son propre esprit […]. Il faut vraiment prendre la résolution de n’écrire que pour soi […], c’est-à-dire de ne pas écrire pour s’impressionner soi-même, mais d’écrire simplement ce que dicte son moi.
Ce n’est qu’en abandonnant que l’on reçoit l’œuvre à venir, car alors on ne fait plus qu’un avec son don. Hyde : « celui qui s’est identifié à l’esprit [du don] cherchera à maintenir le don en mouvement » et l’offrira à son tour, sous quelque forme que ce soit, à celles et ceux d’ores et déjà prêts à le recevoir.
Qui lâche prise demeure.