L’ascension du funambule
De l’union inopinée du flâneur et du flambeur naît le divin funambule.
Ma distinction entre flâneur et flambeur recouvre, je crois, une question de tension et de résilience à cette tension : les flambeurs s’épanouissent dans la tension, la convoitent pour s’en repaître, l’alimentent aussitôt qu’elle vient à manquer, et jamais ne jouissent de son relâchement ; les flâneurs l’évitent et dépérissent dès qu’ils y sont confrontés – mes pauvres chéris. Cette différence fondamentale explique une distinction similaire, abordée la semaine dernière, celle qu’établissait Ursula K. Le Guin entre chasseur et cueilleur. Leur rapport à la tension se manifeste dans leur outil de prédilection : l’arc (tendu) pour le chasseur, le sac (lâche) pour le cueilleur. Un récit de cueilleur évacue la tension ou la dissipe à ses marges sans remplir le centre laissé ainsi vacant (le récit est décentré et réticulaire). Un récit de chasseur accumule lentement la tension avant de la relâcher à la dernière minute (le récit, linéaire, est centré sur le héros).
Si l’on tentait de poser la question à nos chasseurs-cueilleurs du Paléolithique (s’il s’en trouvait pour nous répondre de manière intelligible), les cueilleurs nous diraient qu’ils ont fait le choix de l’abondance et de la facilité (les fruits ne manquent pas et aspirent à être ramassés pour disséminer l’espèce), les chasseurs celui de la rareté et de la difficulté (le gibier, à la rencontre hasardeuse, ne se laisse pas attraper si facilement) – la rareté crée la tension qui appelle le héros. Les uns n’aiment pas s’arrêter de cueillir (il y a toujours un autre fruit sous une autre feuille) et préfèrent continuer à baguenauder, au risque de se perdre, les autres n’aiment pas revenir bredouilles et courent la chance comme ils courent après le gibier dans une chasse à l’épuisement (mais quand ils reviennent avec leur tranche de bidoche sur l’épaule, quelle parade ! quel festin !).
Malgré Hemingway, les écrivains ne font pas de bons chasseurs (mais peut-être les chasseurs ne font-ils pas non plus de bons écrivains). David Foster Wallace le rappelle au début de son essai « E Unibus Pluram, la télévision et la littérature américaine » (à retrouver dans Un truc soi-disant super auquel on ne me reprendra pas), l’écrivain est un voyeur qui n’aime pas être dévisagé. Il peine à soutenir votre regard. Il n’en supporte pas la tension. S’il fait un piètre héros, il constitue en revanche un excellent observateur dès qu’il s’éloigne du centre (de l’attention). C’est ainsi que l’auteur, dont s’était émancipé le narrateur au XIXe siècle, revendique de nouveau cette fonction, comme Rachel Cusk dans sa trilogie Contour, où la narratrice est une écrivaine en retrait qui observe les autres personnages qu’elle croise (doublement lâche, elle ne laisse pas transparaître son point de vue sur eux, car elle sait trop que nos jugements nous jugent).
Flâneur et flambeur, comme dans toute distinction féconde, ne sont pas mutuellement exclusifs, mais s’entremêlent gracieusement comme le yin et le yang. Chacun est le condition nécessaire de l’existence de l’autre. La contradiction qui les oppose n’est qu’apparente, elle cache une intrication profonde des deux idées.
Je crois qu’un écrivain est un flâneur et un flambeur, peut-être pas simultanément, et sans doute pas de manière équilibrée. Je suis bien plus flâneur que flambeur, toujours à courir à travers champs après trop d’idées et d’images, et je dois à mon imagination d’intégrer les deux en un équilibre dynamique, autrement dit d’intégrer mon ombre, cette faiblesse vraisemblable, cette richesse dédaignée. C’est aussi ce que j’essaye de faire avec les écrivains que je conseille. Dans ma lettre Verso 017 (réservée aux membres du club), je décrivais ainsi ma pratique :
Pour reprendre un archétype de la psychologie analytique, j’essaye de devenir, littérairement parlant, l’ombre des écrivains que je conseille (ou, pour être plus précis, la projection de leur ombre). Le conseiller littéraire, tel que je le conçois, incarne les qualités que l’écrivain refuse inconsciemment à son œuvre. Ce faisant, il l’invite à intégrer son ombre pour réaliser son plein potentiel.
Le flâneur a davantage besoin de tension qu’il ne le pense (c’est le courant de l’électrolyse imaginative), et le flambeur bénéficierait aussi des trouvailles que le flâneur rapporte de ses errances. Quand la corde de l’arc cesse de se tendre pour tirer une flèche, elle permet non pas de franchir, mais d’habiter le vide au-dessus duquel s’élance, hop, le funambule.
J’ai conçu la lettre du club en vue de générer la tension minimale nécessaire à la clôture d’une pensée, quitte à la rouvrir la semaine suivante pour la compléter. Clore, provisoirement et successivement, permet de délimiter à tâtons la forme de mes contradictions, qu’il ne s’agit pas de résoudre, mais d’aggraver pour les approfondir.
Les salons du club constituent un autre canal où lancer une idée et la remâcher comme un kōan zen jusqu’au satori (Ballard le faisait dans les interviews qu’il accordait). J’en ressors toujours avec une énergie renouvelée, témoignage le plus saisissant de la circularité du don, et beaucoup de gratitude.
Chacun doit s’offrir les contraintes nécessaires à l’éclosion de son imagination. Aussi laissez-moi vous demander, avant de clore ce cycle, qu’êtes-vous donc au juste : flâneur ou flambeur ? Et quelles ruses déployez-vous pour apprivoiser votre ombre ?