Spectres
Il est bon d’indexer son imagination et la mémoire qui la fonde (et ses lectures et tous les ferments possibles) par les différents thèmes qui les traversent comme autant de contradictions, de failles. Je recueille seulement maintenant le bénéfice inattendu d’un travail entrepris depuis plus de 8 mois : les thèmes se composent les uns des autres, les failles se recoupent, et plus vous les explorez, plus vous apprenez à vous y orienter.
J’ai ainsi remarqué que le thème sous-jacent des spectres avait hanté à plusieurs reprises d’autres thèmes abordés dans cette lettre. Ce n’est pas trop tôt, me diriez-vous, perspicace et sans tact, mais pourquoi aussi me laisser avancer à tâtons dans le noir ? Soufflez-moi les indices que je ne sais voir. Sur les cinq thèmes jusque-là traités, trois sont concernés : Secondes vies, Présent antérieur et Fugues.
Dans « Fugues » (lettre 020), je comparais les histoires que l’on porte en soi à…
… des fantômes qui nous hantent tant qu’on ne les a pas couchés par écrit (ou qu’on continue d’y croire, ils n’existent que parce qu’on les a invoqués). On écrit pour oublier ses fantômes, les confier aux pages d’un livre imprimé que l’on referme pour avancer.
Je dirais même plus : toutes les histoires sont des histoires de fantômes. (Je généralise ici le titre de la biographie de David Foster Wallace : Every Love Story is a Ghost Story. Gertrude Stein dirait : toutes les histoires sont des histoires d’amour sont des histoires de fantômes.) C’est du moins la perspective que je me propose d’explorer dans les semaines à venir.
J’aime les histoires de fantômes. Elles révèlent une tension fondamentale de l’existence, un irrépressible instinct de survie, le besoin de s’accrocher à la vie par-delà la mort. Un fantôme est beau et triste à la fois. J’écrivais déjà, dans « Ô Solaris, embrasse tes spectres pour moi » (lettre 003), que pour exorciser ses fantômes, il fallait « apprendre à les aimer ». Madeleine dans « La spirale du temps » (lettre 002) de Vertigo, Khari dans Solaris, et la fille des Baxter dans Ne vous retournez pas de Nicolas Roeg, dont je parlais dans « Les rêveries du flâneur mélancolique » (lettre 016). Le spectre de la fille hante Venise, réduite au rang de ville fantôme. « Chaque miroitement de la lagune renvoie au couple le souvenir de cette mort, atroce entre toutes, qui persiste dans le présent, aussi anachronique que la cité lacustre. » Les temps ne sont plus successifs, mais se superposent dans le sillage des spectres. De ces clandestins, quel est le passeur ? Le remords de ceux qui leur ont survécu.
Aussi n’est-ce pas la faute des fantômes s’ils errent parmi nous. Et le besoin de s’accrocher à la vie n’est pas le leur, mais le nôtre. Nous sommes trop égoïstes pour laisser partir nos morts. Si nous les aimions vraiment, nous saurions que « l’amour est fort comme la mort » (Cantique des Cantiques) et ouvririons nos poings serrés qui les retiennent.
Il est grand temps d’accorder à ces spectres un cycle d’écriture à part entière, peut-être pour qu’enfin ils trouvent la paix, mais surtout parce que j’ai pour eux infiniment de tendresse.