Une ombre sans reflet
Et quand il eut dépassé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre. — F. W. Murnau, Nosferatu.
Les personnages que nous inventons me semblent des vampires qui se nourrissent de nous, ou plus exactement que nous nourrissons, de frêles fantômes qui aspirent et transforment notre substance pour combler un contour évanescent, et croître et nous fuir afin de contaminer d’autres consciences. Vampires, fantômes, virus, venez près de moi, mes enfants, et consumez cet ego qui ne demande pas mieux que de disparaître.
Dans le Nosferatu de Murnau (1922) comme dans celui de Werner Herzog (1979), les vampires sont proches des fantômes. Les deux espèces sont à une étape de leur évolution où elles ne se sont pas encore clairement différenciées l’une de l’autre. Ces enfants de la nuit se moquent de la rigueur nécessaire à classifier les espèces. Ils ne connaissent qu’un critère, celui de l’aurore et du crépuscule, et transgressent tous les autres. Le sous-titre du film de Herzog n’est-il pas Fantôme de la nuit ? La ruine du comte Dracula y est décrite par un tzigane comme une « fantasmagorie », un « château fantôme », et le vampire lui-même comme une « ombre sans reflet ». S’il n’a pas de reflet, c’est qu’il lui manque un alter ego. Il erre dans une existence privée de sens, longue comme une nuit sans fin, à la recherche d’un amour qui puisse ranimer cette non-mort pire que la mort. Je préfère l’interprétation de Herzog, beaucoup plus romantique et tragique que celle de Murnau, qui, à l’instar de Bram Stoker, considère le vampire comme un corps vide continuant de se mouvoir malgré la mort, plus proche en cela du zombie que du fantôme. Et je n’ai aucune patience pour les râles de zombies, qu’ils prennent leur Ventoline !
La trouvaille de Bram Stoker, relativement au folklore entourant le mythe du vampire, a été d’ajouter comme règle pour entrer chez quelqu’un la nécessité d’y être invité. Le vampire ne peut pas s’introduire chez vous par effraction pour vous surprendre dans votre sommeil. Vous devez d’abord l’inviter. Cette loi surnaturelle vaut tous les pieux, crucifix et gousses d’ail que l’on peut imaginer, car elle implique par défaut une exclusion du genre humain, l’inhospitalité du monde comme relation fondamentale. La damnation suprême n’est pas la solitude, mais la désolation, l’absence de tout rapport avec autrui. Le vide n’est pas intérieur, mais extérieur ; il est là, tout autour du vampire, l’enserrant comme des douves, et ce vide est plus dur que la pierre de son tombeau.
… translucide, sans substance, à peu de choses près, un fantôme. — F. W. Murnau, Nosferatu.
Interprétant la fiancée du héros, le bien falot Jonathan Harker, Isabelle Adjani est le vrai fantôme du film de Herzog, d’une blancheur éclatante (et non pâle) dès sa première apparition, quand elle s’éveille en sursaut d’un cauchemar. C’est d’ailleurs le premier personnage à apparaître à l’écran, si j’oublie les momies saisissantes de la séquence d’ouverture et le plan d’une chauve-souris volant dans la nuit. Elle concentre sur son beau visage angoissé toute la lumière du film. C’est peut-être pourquoi elle s’appelle Lucy (lux, lucis : la lumière) au lieu de Mina comme dans le roman, même si c’est sans doute une inattention de Herzog (dans le livre, Lucy est la meilleure amie de Mina, et le film intervertit les deux prénoms). Dans son ombre grandit bientôt la présence menaçante de Klaus Kinski, interprétant le comte Dracula, qui cherche à l’atteindre à travers son mari.
Candide, le vampire croit l’aimer après n’avoir vu d’elle que le portrait renfermé dans le médaillon de Jonathan. Je penche plutôt pour l’explication suivante : ce qu’il aime en elle et à travers elle, c’est le lien privilégié qui l’unit à Jonathan et qu’il ne pourra jamais connaître. Quoi, c’est donc possible, d’aimer au point de se fondre l’un dans l’autre, que les membranes des deux personnalités cèdent et se reforment autour d’un tiers esprit qui les sublime et les dépasse ? Vite, ma dose pour oublier.
Somnambule, les bras tendus vers son amant éloigné, Lucy guide Jonathan dans son retour parmi les vivants (Orphée et Eurydice échangent leur places), après l’avoir averti de ses cris qui semblent avoir traversé l’Europe jusqu’en Transylvanie. Si Lucy se montre superstitieuse, c’est parce que la raison est impuissante à expliquer ses pressentiments. Son anxiété la relie aux mystères du monde, et l’investit d’une sensibilité quasi surnaturelle qui précède et supplante et la science du professeur Van Helsing et la religion du Christ. Elle est liée à Jonathan par des liens que même la mort ne saurait dissoudre. C’est cela que Dracula convoite autant que le sang dont il a besoin.
Quand la peste survient, apportée par l’armée des rats aux ordres du comte, Lucy supplante tous les hommes, impuissants ou incrédules, et demeure la seule force capable de s’opposer à l’emprise du vampire sur la ville. Elle devient l’hostie censée la délivrer, mais contrairement à ce que l’on voit chez Murnau, son sacrifice sera vain. Le mal triomphe et se répand, les innocents périssent ou sont contaminés, les liens sont dissous. La fin est d’un pessimisme, voire d’un nihilisme, qui malgré tout me réjouit. À part peut-être dans The Thing (John Carpenter, 1982) ou L’Invasion des profanateurs (Philip Kaufman, 1978), je ne connais pas de fin plus sombre. Et j’adore.