Hamlet, spectre et sceptre
L’esseulé prince du Danemark est cousin du prince de la nuit.
Le salon d’hier soir m’a rappelé à quel point me fascinait le mythe du vampire. Banni du jour, son Paradis perdu, ce descendant de Caïn survit à l’espoir dans les catacombes d’une réclusion à perpétuité. C’est un type, au sens où l’entendait Hugo : « Un type ne reproduit aucun homme en particulier ; il ne se superpose exactement à aucun individu ; il résume et concentre sous une forme humaine toute une famille de caractères et d’esprits. Un type n’abrège pas, il condense. Il n’est pas un, il est tous. » (William Shakespeare.) Et plus loin d’ajouter : « Ces fantômes ont plus de densité que l’homme. Il y a dans leur essence cette quantité d’éternité qui appartient aux chefs-d’œuvre… » Il pensait à Hamlet, sur qui il a écrit des pages lumineuses que je me retiens de citer in extenso, mais l’esseulé prince du Danemark est cousin du prince de la nuit.
Du fin fond de sa désolation, celui-ci cherche en vain un vis-à-vis, un regard qui puisse lui renvoyer son reflet, de quoi cerner un profil qui manque de fermeté. Priver Narcisse de son reflet, c’est le faire douter de son être : peut-on imaginer plus triste punition ? Sans la mort pour la borner, sans un reflet pour la confirmer, sa vie est encore plus informe que la nôtre. Un cauchemar d’écrivain. Le vampire, à qui échoit une surabondance d’existence, incarne un défaut d’être.
Quant à Hamlet, il est plus spectre que son père. « Hamlet, même en pleine vie, n’est pas sûr d’être. » Hugo l’oppose à « l’homme d’Eschyle, Prométhée […]. Prométhée, c’est l’action. Hamlet, c’est l’hésitation ». La volonté d’Hamlet est « garrottée par la méditation préalable, chaîne sans fin des indécis » (suis-je vraiment le seul à me reconnaître dans ce portrait ?). « Hamlet. On ne sait quel effrayant être complet dans l’incomplet. Tout, pour n’être rien. »
Kurosawa a transposé au cinéma, dans Les salauds dorment en paix, les errances du somnambule d’Elseneur, qui « n’est pas dans le lieu où est sa vie ». Son justicier avance masqué, non par une folie feinte, mais parce qu’il obéit en apparence à une bureaucratie corrompue. Son père ne lui apparaît ni en songe ni en spectre, c’est lui-même qui fabrique et libère le fantôme d’un conjuré pour précipiter la chute des meurtriers. S’il hésite, c’est entre la vengeance et l’amour (il épouse au début du film la fille de son ennemi). Mais c’est à une autre adaptation rêvée que je pense, celle de Tarkovski.
Il y a longtemps, dans un essai qui n’est plus sur le site (promis, je me déciderai un jour à l’y remettre), j’écrivais ceci :
Hamlet […] pour Borges est « la tragédie d’un homme qui pense au milieu d’un monde de violence » (Préfaces avec une préface aux préfaces). Après le tournage en Italie de Nostalghia, Andreï Tarkovski pensait encore adapter Hamlet au cinéma (il l’avait déjà mis en scène au théâtre à Moscou). Il rejoignait à sa manière Borges, en voyant en Hamlet un tendre jeté parmi les brutes, un faible dont la décence spirituelle s’indignait à l’idée d’user de la force, à laquelle il devait pourtant recourir pour faire justice à son père, « comme un homme du futur forcé de vivre dans le passé » (Andreï Tarkovski, Le Temps scellé), avec ses barbaries et ses agressivités pseudo-viriles. C’est déjà croire à l’espoir que d’écrire cela. L’homme de demain sera meilleur que celui d’aujourd’hui. Où est-il, ce fatalisme de l’âme russe ? Tarkovski, sous ses airs de pope masochiste appelant au Sacrifice, est un chrétien des origines, aux pieds nus empêtrés dans un panthéisme que l’Église n’a pas encore châtré.
Tarkovski est mort avant d’avoir pu tourner quoi que ce soit d’autre que Le Sacrifice, du même cancer qui menaçait Alexandre, le protagoniste du film, dans une version antérieure du scénario. (Le titre en était alors La Sorcière, avec qui Alexandre devait, pour guérir, passer une nuit.) La plupart des personnages de Tarkovski annoncent cet Hamlet qui n’est jamais venu. Le moine Andreï Roublev, Kelvin dans Solaris, le Stalker, le fou Domenico dans Nostalghia, Alexandre dans Le Sacrifice : ils sont tous Hamlet. Des faibles, des fous, des saints. Surtout des faibles. « De tels personnages, écrit Tarkovski dans Le Temps scellé, sont comme des enfants avec une gravité d’adultes, doués d’une attitude irréaliste et désintéressée du point de vue du sens commun. » Le héros éponyme de Stalker a cette réplique bouleversante au sujet des personnes qu’il conduit dans la Zone :
L’essentiel est qu’ils croient en eux-mêmes… et deviennent fragiles comme des enfants. Car la faiblesse est grande tandis que la force est minime. L’homme, en venant au monde, est faible et souple. Quand il meurt, il est fort et dur. L’arbre qui pousse est tendre et souple. Devenu sec et dur, il meurt. La dureté et la force sont les compagnons de la mort. La souplesse et la faiblesse expriment la fraîcheur de la vie. Ce qui est dur ne vaincra jamais.
[…]
Le faible représente pour Tarkovski « celui qui n’est pas un lutteur par ses signes extérieurs, mais […] comme le vainqueur dans cette vie ». Une victoire sans agression. Cela me rappelle ce qu’écrivait Pessoa, du moins son hétéronyme Bernardo Soares, dans Le Livre de l’intranquillité : « Les vainqueurs perdent toujours les qualités d’accablement face au présent qui les ont conduits à la lutte et à la victoire. […] Seul sait vaincre celui qui ne gagne jamais. » Seul sait vaincre celui qui ne gagne jamais. J’en ai fait ma devise.
Pour Hugo, l’indécision d’Hamlet est ontologique, chez Borges ou Tarkovski, elle est morale. Dans un cas comme dans l’autre, sa condition est indigne.