Intermède impersonnel
Je suis rarement d’accord avec moi-même. Je ne veux pas l’être. Le thème secret de cette année inaugurale d’écriture, caché derrière tous les autres thèmes qui la composent, est celui des contradictions. Les membres du club connaissent déjà ma réponse invariable à la moindre de leur question : « Ça dépend… » Et s’ensuit une heure trente de discussion passée à envisager et pondérer toutes les manières de résoudre le problème. Je suis un empiriste, pas un théoricien. Le comble de l’élégance, même s’il ne faut jamais trop insister sur ce dernier mot (je crois qu’on cesse de l’être, élégant, dès qu’on en parle), est peut-être de se contredire soi-même. Ou bien je n’exprime là que mon insupportable indécision – la perplexité comme seule réponse face à la vie. Ou bien…
Hier soir, on m’a demandé si un personnage de fiction pouvait se contredire. Non seulement c’est possible, mais c’est fortement recommandé. Accorder à un personnage le luxe d’une contradiction, pourvu qu’elle soit systématique, c’est lui offrir une source de conflit intérieur (que le roman excelle à montrer), une dimension supplémentaire dans la fabrique de sa personnalité. Si un personnage est à juger à l’aune de ses contradictions, le plus fascinant d’entre eux est bien sûr Hamlet, malgré la syncope qu’il provoque chez ceux qui aiment les drames bien tenus.
Dans un passage – assez célèbre pour devenir un mème – de son poème « Song of Myself » (Leaves of Grass), Walt Whitman revendique la richesse de ses contradictions :
Do I contradict myself?
Very well then I contradict myself,
(I am large, I contain multitudes.)
Ou dans la traduction de Jacques Darras (Feuilles d’herbe, « Les Cahiers Rouges », Grasset) :
Comment cela ? Je me contredis ?
Eh bien soit, je me contredis !
(Je suis immense, j’ai contenance de foules en moi.)
Mais peut-on encore appeler contradiction les reflets fascinants de cette moire ? Le principe aristotélicien de non-contradiction est le fondement et la limite de la logique occidentale. En cela, je me sens plus proche d’Héraclite, si on m’accorde son patronage pour cette lettre. Nous sommes plusieurs choses en même temps, sans que cela nuise à l’harmonie de notre unicité.
Bien sûr, le but n’est pas de se contredire pour le plaisir de se contredire (même si c’est un plaisir), mais d’accueillir en soi la profonde complexité de la vie et de la transmuer en « un foisonnement de voix ». Pour ce faire, je crois qu’il faut renoncer à la notion même – à mon sens surestimée et réductrice – de personnalité, avec ce que cela comporte de cohérence factice (qui n’est peut-être qu’un ensemble d’habitudes) et de bords arbitrairement érigés en vue de donner une forme à ce qui, comme l’eau, n’en a pas. Il faut toutefois en avoir un sens très sûr pour parvenir à évider son moi et le rendre hospitalier. De là le triste surnom de Tueur d’ego que m’a donné un écrivain que je conseille (tout va bien pour lui, son roman paraîtra en janvier prochain).
Pour diriger ce chœur polyphonique, empruntons à Pessoa son « privilège de pénombre », et arpentons à ses côtés les intervalles séparant la réalité du rêve, l’existence de l’inexistence. Dans Le Livre de l’intranquillité, son hétéronyme Bernardo Soares se compare à « une étagère de flacons vides », prêts à recueillir toutes les voix susceptibles de remplir cette vacuité. « Combien suis-je ? », écrit-il dans un fragment de ce non-livre. Il offre, dans l’une de ses « Notes pour une règle de vie », le secret d’une telle alchimie : « Accroître sa personnalité sans rien y inclure d’étranger – sans rien demander aux autres, sans jamais commander aux autres, mais en étant les autres quand on en a besoin. »
J’ai créé en moi diverses personnalités. J’en crée constamment de nouvelles. Chacun de mes rêves s’incarne, dès son apparition, en quelqu’un d’autre, qui se met à rêver à ma place.
Pour créer, je me suis détruit ; je me suis extériorisé au-dedans de moi à tel point qu’en moi, je n’existe plus qu’extérieurement. Je suis la scène vide où passent divers acteurs, jouant diverses scènes.
Et cette apparente multiplicité cache sans doute un sens aigu, pour ne pas dire maniaque, de la contradiction. Au lieu de l’assimiler, de la faire sienne, Pessoa préfère se scinder en autant de voix que nécessaire. Ce qui reste de lui est une contreforme, une transparence colorant le complexe de personnalités qui l’habitent. « Je suis, en grande partie, la prose même que j’écris. »