L’éveil de l’hermaphrodite
L’histoire d’Hermaphrodite nous révèle le secret de la transparence du monde.
L’archétype qui se dessine à travers la transparence du monde est peut-être celui de l’hermaphrodite. Charitables, nous l’avions laissé, à la fin de la lettre 010, défaire la solitude de sa vie dans un repos bien mérité. (N’allez pas croire que je savais dès novembre 2022 que je lui rendrai de nouveau visite, j’écris sans plan, et la sérendipité s’occupe du reste.) Dès lors, il poursuivait en songe, avec la bénédiction de Lautréamont, ce qu’il ne pouvait trouver à l’état de veille, « l’espoir chimérique du bonheur ».
Il est temps de nous montrer cruels et de le réveiller – le plus délicatement possible (la cruauté n’interdit pas la tendresse). Allez, avec tact et commisération, l’arracher à son rêve impossible, le tirer de sa retraite narcotique et, main sur l’épaule, lui chuchoter : réveille-toi et suis-moi, il y a plus important que le bonheur. Toi seul, connaisseur des deux sexes, peux nous guider à travers la transparence du monde et lui donner un sens et son ampleur. Il se lève, hébété et tout embué de rosée ou de pleurs, et de son pas d’enfant somnambule nous suit, nous qui le suivons.
Fils illégitime de mes dieux préférés, dont il porte les deux noms accolés (c’était déjà en soi un signe de son destin), Hermaphrodite repoussa les avances de la nymphe Salmacis, qui s’était jetée sur lui dans la source où il se baignait. Elle continuait de l’enlacer malgré ses tentatives de lui échapper et l’entraîna dans l’eau où son vœu fut exaucé et leurs corps enfin se mêlèrent.
… depuis qu’un embrassement tenace les a unis l’un à l’autre, ils ne sont plus deux et pourtant ils conservent une double forme : on ne peut dire que ce soit là une femme ou un jeune homme ; ils semblent n’avoir aucun sexe et les avoir tous les deux. — Ovide, Les Métamorphoses.
Hermaphrodite est incidemment l’un des rares exemples de jeune homme sexuellement agressé par une femme dans Les Métamorphoses, l’inverse est plus souvent vrai.
Fait remarquable, alors que son corps assimile celui de Salmacis, que sa voix inverse sa mue, son esprit demeure inchangé. Il reste Hermaphrodite, il n’y a pas mélange des personnalités. On aurait pu attendre de cette union forcée la naissance d’une conscience vierge et sans doute amnésique, ou incorporant les souvenirs de l’un et de l’autre, mais les dieux paraissent occulter Salmacis à l’instant même où ils l’exaucent. Cela leur ressemble assez.
Est-ce dû à un préjugé antique, parce que l’esprit de l’homme primerait celui de la femme ? C’est possible, mais je devine une raison supérieure et peut-être anachronique : il n’y avait pas consentement. En voulant s’approprier le corps d’Hermaphrodite, Salmacis s’est expropriée du sien, s’infligeant à elle-même la dissociation qui le menaçait, lui. Son esprit reste peut-être prisonnier de la source désormais maudite où elle a transgressé une règle tacite : le corps d’autrui n’est pas un bien à exiger, mais un don à recevoir.
Pour véritablement franchir l’abîme séparant nos solitudes et s’approcher de la transparence du monde, il faut, dans un revirement coutumier des vérités profondes, renoncer à ses désirs égoïstes. Il ne s’agit jamais de prendre, ni même de demander, mais de donner sans espoir ni calcul. Ce n’est pas un échange ou un troc. L’amour n’est pas un livre de compte, car les dons ont le pouvoir d’abolir les frontières, notamment entre dépenses et recettes.
C’est la même chose en littérature. L’essentiel de l’expérience ne concerne ni l’auteur (mettons son besoin de s’exprimer), ni le lecteur (mettons son besoin de se divertir), mais exige leur contribution, c’est-à-dire le renoncement à leurs désirs individuels de s’exprimer ou de se divertir, pour l’édification d’une œuvre qui les dépasse tous deux en s’incarnant à travers eux. Le génie d’un livre est étranger à son auteur.
Ce don effraie parfois son destinataire autant que son destinateur, qui peuvent alors se fermer à lui. Ils préfèrent s’accrocher à leur discontinuité individuelle plutôt que d’accepter ce qui les lie. La confusion des corps et des êtres est pourtant la seule asymptote connue du désir et de l’amour.