Le tiers esprit
Amants du monde entier, de quel tiers esprit êtes-vous le corps ?
Dans Le Festin nu, William Burroughs exprime un de ses fantasmes les plus viscéraux à travers le personnage de Bradley l’Acheteur, « meilleur agent double » de la brigade des stupéfiants, infiltré comme junkie chez les dealers. « Il est si anonyme, gris et irréel qu’on ne se souvient même pas de lui après coup – et c’est ainsi qu’il les arnaque l’un après l’autre… » Sa transparence rappelle le surnom que les gamins de Tanger avaient donné à Burroughs, el hombre invisible. Bradley ne consomme pas la drogue qu’il achète, car « son organisme fabrique sa propre came, ou une saloperie équivalente. Il a son Contact à demeure, un Camelot Intérieur en quelque sorte ». Son « Algèbre du besoin » est à bien des égards plus inquiétant et insatiable que celui des autres camés dont il achète les faveurs avec un peu de blanche. C’est un fantasme que Burroughs appelle le schlupping, ou l’assimilation complète de l’amant, la symbiose des corps et des esprits :
Je sais pas comment il s’y prend mais il devient tout mou, comme une grosse flaque de gelée, et là-dessus il se colle tout autour de toi et il se met à mouiller de la tête aux pieds, une espèce de bave verdâtre. Faut croire que c’est sa façon de jouir, mais c’est vraiment ignoble… Failli dégueuler en voyant cette morve qui me giclait dessus. Et avec ça il pue comme une vieille pastèque pourrie.
Bradley n’arrive bientôt plus à se contrôler et doit « se recharger toutes les demi-heures » en faisant « la tournée des commissariats », ces viviers de camés sous clef. Après avoir assimilé son supérieur qui l’avait convoqué, il est relâché faute de preuve (pas de meurtre sans corps).
Le numéro du schlupping était bien sûr destiné à Allen Ginsberg, correspondant privilégié de Burroughs et ami-amant refusant de se laisser engloutir par un désir si vorace. Dans sa préface aux Lettres de Tanger de Burroughs, Ginsberg revient sur la fin de leur liaison :
… malgré toute l’admiration et l’affection que je portais à mon maître, j’avais rejeté ses avances : « Ras le cul de ta sale vieille queue. » Mots assez durs à encaisser quand on est jeune, et que je n’aimerais pas qu’on me jette à la figure. Mais au terme d’une longue phase d’ambivalence, il ne m’avait pas laissé d’autre issue, en me proposant, ou plutôt en me menaçant de me schlopper, c’est-à-dire de me phagocyter l’âme, tout comme Bradley l’Acheteur phagocyte le Flicard-Chef dans le Festin nu. Avec son humour noir, ce terme, condensant l’un des grands fantasmes burroughsiens et caricaturant ses sentiments réels (à moins qu’on ne juge agressif le désir même) ne pouvait qu’effaroucher un jeune type angoissé, déjà mal dans sa peau. Tout en se livrant à de telles avances, il ne pouvait s’empêcher de se dénigrer lui-même. La seule responsabilité de devenir son unique attachement m’angoissa profondément. Dès cette époque, je devinais en lui une sensibilité et une vulnérabilité infinies, que je respectais et vénérais. Redoutant vaguement que cet implacable amour ne cache quelque monstrueux ambassadeur de la constellation du Cancer, je finis par lui lancer, naïvement exaspéré, par un bel après-midi, à l’angle de l’Avenue B et de la 7e Rue : « Ras le cul… » – rejetant brutalement sa confiance, dans mon affolement. Je regretterai toujours la blessure que j’infligeai alors à son cœur.
Le schlupping me fait penser au sort que réserve à ses victimes la prédatrice extraterrestre d’Under the skin, le film de Jonathan Glazer. Ces hommes leurrés par le désir périssent, dissous dans un liquide sombre, sous le regard envoûtant de vacuité du personnage interprété par Scarlett Johansson, qui porte une peau qui n’est pas la sienne (elle-même ne peut éprouver ou comprendre le type de désir qu’elle suscite). Il ne reste de leurs corps qu’une triste pellicule d’épiderme. Schlup…
L’organisme de Bradley l’Acheteur finit par muter pour s’accommoder à son désir : « Tel un vampire géant, il émet des effluves narcotiques, une sorte de buée verte et poisseuse qui anesthésie ses victimes et les livre sans défense à ses épanchements circonvolutifs. » La police est obligée de passer au lance-flammes cet être qui n’a plus rien d’humain, « hors l’espèce » à trop vouloir agrandir le contour de son corps pour échapper à sa finitude.
On ne franchit pas impunément l’abîme séparant les membres d’une espèce sexuée. Le vertige des amants est au mieux un oubli de leur isolement individuel ou, pour parler comme Bataille, un trouble de leur discontinuité – les contours s’estompent le temps d’une étreinte, deux consciences semblent partager le même corps. « Il y a recherche de la continuité, écrit Bataille dans L’Érotisme, mais en principe seulement si la continuité, que seule établirait définitivement la mort des êtres discontinus, ne l’emporte pas. Il s’agit d’introduire, à l’intérieur d’un monde fondé sur la discontinuité, toute la continuité dont ce monde est susceptible. » Mais la passion n’est pas censée atteindre « le halo de mort » qui l’entoure.
Une forme apaisée, car littéraire, de la symbiose tant attendue par Burroughs arrivera plus tard, quand il écrira avec Brion Gysin The Third Mind, Œuvre croisée en français, un recueil de leurs cut-ups. Ces entrelacements de phrases éclectiques constituent, d’une certaine manière, l’équivalent stylistique des visions de chair bouleversée du Festin nu. Gérard-Georges Lemaire, qui l’a traduit avec Anne-Christine Taylor, évoque « la complète fusion de deux subjectivités » dont émerge « un nouvel auteur, le tiers absent, invisible et insaisissable, qui décrypte le silence ».
Amants du monde entier, de quel tiers esprit êtes-vous le corps ?