Transformations
Il y a un an, je lançai la nouvelle formule du club d’écriture Contreforme : 500 mots à écrire par semaine, 90 minutes pour en discuter avec les autres membres et recevoir un retour constructif de ma part, recommencer autant de fois qu’il le faut pour devenir un écrivain accompli. Simple, non ? Attendez avant de répondre, je n’ai pas dit facile.
La répétition est un élément essentiel d’un lent processus de transformation qui, à l’instar de la fable, récompense davantage les tortues que les lièvres. Vous ne pouvez pas vous y précipiter en espérant en ressortir métamorphosé au bout de quinze jours. Buffon avait trouvé la moitié de la solution en définissant le génie comme « une plus grande aptitude à la patience ». C’est pourquoi je ne vous propose pas de formation éclair miraculeuse, mais renouvelle mon ambition de travailler avec vous sur le long terme. Je salue les membres qui se prêtent – mieux, qui s’abandonnent au jeu avec une indéfectible rigueur.
Ils savent que la partie n’a pas de fin et qu’il faut jouer pour continuer de jouer et qu’ils doivent changer les règles dès qu’ils risquent de gagner. « Les vainqueurs, écrivait Pessoa dans Le Livre de l’intranquillité, perdent toujours les qualités d’accablement face au présent qui les ont conduits à la lutte et à la victoire. […] Seul sait vaincre celui qui ne gagne jamais. » Il faut apprendre à tricher contre soi-même pour continuer de fouiller les failles qui nous traversent, approfondir les thèmes qui nous importent, au lieu de les résoudre comme de vulgaires énigmes. Les vrais mystères ne sont pas des charades.
D’autres joueurs nous ont précédés, et si nous nous souvenons d’eux, ce n’est pas parce qu’ils se sont arrêtés à la première réponse qu’ils ont trouvée. En regardant à l’intérieur, ils ont découvert une autre question, qui menait à une autre réponse, contenant à son tour une autre question, et ainsi de suite, dans une cascade de fractales, jusqu’au centre de l’univers que chacun porte en soi. C’est la seule manière de déceler des niveaux de profondeur inédits dans les grandes interrogations de l’existence humaine. Le club est le mode multijoueur (non compétitif) de ce jeu par essence solitaire, que nous reprenons là où nos précurseurs l’ont laissé.
Au Vaisseau à Strasbourg, où j’emmène mes filles pour les distraire du saccage de notre intérieur, j’ai vu l’un de ces jeux où vous contrôlez une balle par la seule force de votre esprit (un affreux bandeau à capteurs vous ceint le front) et il s’agit de la pousser vers le joueur situé de l’autre côté de la table, pendant qu’il essaye de faire de même. La règle est encore d’envahir le camp adverse, d’annexer l’autre et le transformer en moi. La plupart du temps, votre seule réussite est d’arborer un air légèrement constipé ou perplexe et la boule fait du surplace ou décrit au mieux un léger va-et-vient entre les deux participants. Et mes filles sont ravies.
Contrairement à ce jeu à somme nulle et d’un intérêt quasi équivalent, écrire consiste à la fois à traverser et repousser une frontière, pour soi et celles et ceux qui suivront – bref, pour agrandir et renouveler ce bien commun qu’est la littérature. On joue avec l’horizon de son imagination pour voir au-delà, dans l’inconnu. Et voir n’est pas anticiper. Je parie que la plupart des blocages ne sont pas des rencontres fortuites avec un « mur » infranchissable, mais un refus inconscient de laisser derrière soi une idée préconçue de ce que devrait être la suite. Le « mur » est une illusion de l’esprit qui planifie chacun de ses mouvements. L’improvisation a du bon, elle vous rend réceptif à l’inédit, au lieu de projeter sur lui la moindre de vos attentes. Le truc, c’est que vous ne pouvez pas traverser l’horizon sans vous transformer par la même occasion. Non pas annexer l’altérité, mais la laisser vous changer. De là le privilège des tendres, assez souples (et lents) pour se réinventer sans rompre à chaque traversée.
Si une partie de la solution tient à votre patience, l’autre repose sur votre aptitude à supporter la tension propre à toute transformation. Vous comprenez la différence entre simplicité et facilité le jour où, pour continuer d’avancer, vous devez abandonner une part de votre identité en vue de la redéfinir ; cela ne se fait pas sans lever certaines résistances. J’imagine à peine l’énergie qu’a dû déployer Stendhal pour rediriger ses rêves de gloire du théâtre vers le roman.
Mais une fois les anciennes formes abolies, il s’agit encore d’en créer de nouvelles, de tracer autour d’elles un beau contour bien net. Le courage de trancher ! Ce n’est pas pour rien que je vous donne seulement 48 heures pour écrire une histoire de seulement 500 mots. Mon rythme de publication hebdomadaire est une contrainte similaire. Il crée cette tension minimale qui m’oblige à couper tout ce qui ne fonctionne pas pour donner une chance à ce qui fonctionne. Couper donne forme à une pensée. L’essentiel n’est pas qu’elle soit complète (d’autres lettres suivront pour la compléter), mais qu’elle progresse. Et j’ai coupé, coupé, coupé.
En un an, j’ai écrit et publié 42 lettres réparties en 7 thèmes et 6 intermèdes, pour un total de plus de 35 000 mots. Pas si mal, vu les contretemps du quotidien. Cette discipline est pour moi un refuge, un répit au désordre de la vie. Les membres du club m’ont soumis en retour plus de 200 textes à lire et annoter.
Ainsi commence l’an II du club Contreforme, par un grand cycle d’écriture célébrant, vous l’aurez compris, toutes les transformations, leurs beautés comme leurs complications. Il nous occupera tout l’automne et peut-être aussi l’hiver. Allez, sans plus attendre, élancez-vous, transformez-vous.