Errance zombie
Les transformations les plus bouleversantes sont parfois les plus simples.
Je lisais récemment le Substack d’un dessinateur que je découvre et apprécie déjà, Owen D. Pomery (feuilletez son livre Victory Point et vous sentirez mieux l’influence de ses études d’architecture). Il expliquait pourquoi selon lui la sensibilité transcendait l’esthétique. Deux artistes peuvent créer des œuvres très différentes l’une de l’autre, mais partager une sensibilité commune. Pomery rapproche ainsi les Beastie Boys de Charlotte Perriand. A priori, les pionniers du hip-hop n’ont rien à voir avec l’architecte et décoratrice d’intérieur française. Et pourtant, ils partagent d’après lui une même joie d’explorer les possibilités de leurs arts respectifs, de chercher les influences (plutôt que de les subir) et les mélanger sans s’encombrer des limites d’un ensemble d’habitudes appelé tradition.
J’ai plutôt tendance à croire qu’une esthétique est l’aboutissement d’une sensibilité, mais ce que suggère Pomery est, je crois, plus subtil : une même sensibilité peut aboutir, selon le parcours et la culture de chacun, à différentes esthétiques. Elles s’expriment sous différentes formes, dans différents arts, mais témoignent d’une même sensibilité sous-jacente. De là l’importance d’une culture éclectique, agencée selon un ordre et un goût très personnels, sans quoi on passe à côté de nombreuses relations occultes de l’existence. Tout le monde ne pense pas au hip-hop au sujet de l’architecture moderniste, mais Pomery parle la langue secrète de l’imagination : il sait lier les deux et en renouvèle ainsi notre perception. Et peu importe qu’il ait tort ou raison. Moi qui ne connais rien ou presque rien des uns comme de l’autre, je vis pour lire ce genre de rapprochements qui seuls sont capables de donner du sens à ce que l’on voit, de créer un regard en l’inscrivant dans une perspective. Sans eux, il me semble être aveugle.
L’année dernière, alors que nous croulions sous la fatigue qui échoit à tous les parents d’enfants en bas âge (qu’elle soit commune ne la rend pas plus supportable), nous découvrions les films de Jacques Tourneur, dont Tavernier a dit le plus grand bien dans Amis américains (bien que français, Tourneur a fait l’essentiel de sa carrière à Hollywood). Notre choix de regarder ses films était dicté par un critère d’ordre pratique : ils sont courts. I Walk with a Zombie, 69 minutes ; Cat People, 73 minutes ; Berlin Express, 87 minutes ; Build My Gallows High (ah, Robert Mitchum), 96 minutes. Certains soirs, c’était tout ce que nous pouvions regarder (avec 30 Rock, bien sûr) avant de nous endormir, titubant vers le sommeil comme nous venions de tituber sur une île des Caraïbes, aux côtés de Jessica Holland envoutée par un prêtre vaudou. Et contrairement à certaines séries, lancées dans une course effrénée pour échapper à leur propre vacuité, chaque film de Tourneur que j’ai vu est un monde qui se suffit à lui-même.
Tavernier parle si bien des films des autres, sur le ton de la conversation, avec simplicité, profondeur et entrain, et surtout en parvenant à ramasser en une image tout le sens d’une démarche artistique. Sensible et critique, il se contente d’évoquer (mille pages) les réalisateurs qu’il aime avec une générosité, une gourmandise qui le rendent aussitôt attachant. Il en faut un ou deux comme lui par génération pour transmettre à la suivante les réussites du passé. Il suffit de l’écouter parler :
Il est des œuvres qui ressemblent à l’automne, ou évoquent les moments assourdis où le jour commence à baisser, où les bruits semblent se dissoudre, certains après-midi d’hiver dans les forêts où les voix sont comme étouffées par la neige.
Ainsi commence le chapitre qu’il consacre à « cet étrange univers crépusculaire » qu’est l’œuvre de Jaques Tourneur. Le titre du chapitre est emprunté à un scénario de ce dernier : « Murmures dans un corridor lointain ». Et en effet, ses films sont des murmures, « des confidences que l’on se fait quand le jour tombe ». Tavernier évoque à leur propos « une attitude sereinement désespérée », mais sans résignation, de personnages « entêtés » qui s’acheminent vers une fin qu’ils savent tragique. Ce ton « étale » ou diffus, comme étouffé par l’angoisse, passe par un refus du spectaculaire, une dédramatisation systématique qui abrase les événements les plus saillants pour créer une unité d’ensemble, tant visuelle que sonore.
Ce sont des films d’atmosphère, à l’éclairage si important et sensible qu’ils ne supportent pas une mauvaise copie. « Il faut savoir peindre avec la lumière », expliquera Tourneur à Tavernier. C’était quelqu’un qui faisait attention aux détails et avait gagné à Hollywood une réputation d’emmerdeur, tant auprès des acteurs que des chefs-opérateur. Il imposait à ces derniers des sources de lumière naturelles pour atteindre une forme d’intimité, de proximité avec ses personnages, et leur conférer toute la vérité et toute la dignité (sa préoccupation majeure) qu’ils méritaient. Il cherchait par-dessus tout la justesse d’une scène et, si elle nécessitait d’un acteur qu’il porte une valise, il veillait à ce qu’elle soit remplie. Sinon, on n’y croit pas et il avait raison.
Cette recherche du ton juste explique la simplicité de ses plans et mouvements d’appareil, et un penchant pour la suggestion de préférence à des trucages plus démonstratifs. Ainsi, dans Cat People, où une femme délaissée se transforme en panthère pour se venger de son mari, on ne voit presque pas la panthère et encore moins la transformation. On la devine, par des jeux d’ombre et de lumière saisissants. Dans une scène en particulier, Tourneur obtient l’ombre de la panthère en passant son poing devant la caméra. La simplicité.
Tout son art consiste à évoquer l’invisible, à nous montrer les choses « qui sont derrière les choses », à dramatiser l’inconnu, à suggérer le talent. Nous assistons à un ballet furtif dansé par des fantômes, à un carrousel d’ombres devant lequel nous perdons peu à peu pied.
Une qualité que j’apprécie d’emblée chez Tourneur : sur un tournage, confie-t-il à Tavernier, il quitte le plateau
parce que Burt [Lancaster] avait été terriblement grossier avec un machiniste, sans aucune raison. Je déteste les gens qui insultent des personnes qui ne peuvent se défendre.
Une autre : son refus de caricaturer les Noirs dans ses films, au risque d’être évincé par les studios. Son seul défaut : il ne lisait jamais de romans. Tant pis, pourrais-je désormais lui rétorquer, la sensibilité transcende l’esthétique. Il m’en faudra plus pour ne pas t’aimer.