La nuit et le jour se mêlent et se fondent
Où je gomme un peu moins que d’habitude les traces de mon travail pour vous montrer comment je procède.
Déjeunez à midi, couchez-vous à neuf heures… et jamais vous n’aurez une nuit à vous… jamais vous ne saurez qu’il y a un moment, comme la mer s’arrête de descendre et reste, un temps, étale, avant de remonter, où la nuit et le jour se mêlent et se fondent, et forment une barre de fièvre pareille à celle que font les fleuves à la rencontre de l’océan. — Boris Vian, L’Herbe rouge.
J’aime ce passage de L’Herbe rouge parce que Boris Vian m’y parle mieux qu’aucun autre (à l’exception peut-être de Fitzgerald, que vous trouverez plus bas) de l’espèce de liberté que je ressens à la nuit tombée, quand nos filles sont couchées, que le silence retrouve enfin le chemin de la maison et que la nuit échappe au temps. J’attends encore un peu et me retrouve bientôt tout à fait seul à rêvasser-écrire et tourner en rond et danser sur mes phrases. C’est sans doute moins fiévreux que de s’agiter sur du jazz, dans une cave empestant le tabac et la sueur à Saint-Germain-des-Prés, mais tout aussi intense, car le temps de l’écriture est un moment suspendu, à part, d’héroïsme mutique et anonyme, où les yeux cessent de ciller et épanchent sur le monde leur trouble intérieur. Et avant de paraître opposer la littérature à la vie, je m’empresse d’ajouter que la littérature, c’est la vie à l’état pur – une condensation de sens par laquelle elle réussit le double exploit d’enjamber ses creux et de rassembler ses pleins. Dans les échappées de cette contre-langue, quelques phrase lues ou écrites – par la grâce d’une solitude tacitement reconnue et consentie – semblent sur le moment la seule possibilité de bonheur, la seule joie d’une existence de reclus qui lui est vouée. Et voilà pourquoi nos proches ne devraient pas nous lire, ils ne comprendraient pas, ne nous reconnaîtraient pas. Quel est ce regard de tragique heureux – bonasse par indifférence à presque tout, par souci exclusif de sauvegarder un presque rien et de ce rien faire un monde – qui crée le désespoir contre lequel il lutte ? Nous sommes les Don Quichotte de nos livres.
Ainsi le temps n’existe plus – admettons. La seule éternité dont nous disposerons jamais est cette nuit délivrée des horaires et des obligations du quotidien, ou d’une réalité pour laquelle je n’ai, comme Joan Didion, « aucun instinct ». Il faut le désœuvrement des dieux pour être attentif aux remous obscurs de son être et apprendre à les approcher, à les bercer de phrases. Trouver le juste écart entre soi et soi, devenir cette absence paradoxale qui invite plus de présence, déplier celle-ci et l’étaler en face de soi et la coudre à une forme. Le travail pour l’essentiel n’est pas technique (bien sûr, il faut du fil et une aiguille), mais consiste à laisser remonter un matériau à peine conscient et à s’en emparer avec la plus grande délicatesse.
Et parfois nous n’y arrivons pas. Parfois nous n’y arrivons pas. Nous sommes encore trop proches et bouleversés, il faut attendre que tout repose… ou qu’un écrivain plus attentif trouve avant nous les mots pour le dire. Quel raccourci nous offre-t-il alors, quelle fulgurance – et quelle dette aussi, impossible à régler autrement qu’en écrivant à son tour. Le génie de nos précurseurs nous engage à exprimer le nôtre.
Ainsi Fitzgerald sur la solitude des noctambules :
Quand le crépuscule enchanté tombait sur la métropole, j’éprouvais parfois une solitude poignante, et je l’éprouvais chez d’autres – chez de jeunes employés pauvres qui s’attardaient devant des vitrines en attendant l’heure d’aller dîner seuls au restaurant, de jeunes employés à la tombée du jour, gâchant les moments les plus émouvants de la nuit et de la vie. — F. Scott Fitzgerald, Gatsby le magnifique.
Ainsi cette phrase de Nadja, livre dans lequel je rentre enfin après bien des essais,
Nous déambulons par les rues, l’un près de l’autre, mais très séparément. — André Breton, Nadja.
m’évoque aussitôt les déambulations esseulées d’In the Mood for Love.
Ainsi la solitude absolue de l’« être discordant » qu’est Sebastian Knight :
La note dominante de la vie de Sebastian a été la solitude, et plus le destin y mettait du sien, revêtant l’aspect de ce que Sebastian croyait souhaiter pour que celui-ci se sentit dans son élément, plus nettement Sebastian se rendait compte qu’il n’était pas fait pour aller dans le tableau, – dans aucun tableau. Il finit par le comprendre pleinement, et à regret se mit à cultiver le sentiment d’être différent des autres, comme si c’eût été quelque talent ou passion rare ; c’est alors seulement qu’il tira de la satisfaction du monstrueux et fructueux développement de cette conscience de soi et que le fait d’être discordant cessa d’être pour lui un tourment ; – mais ce ne fut que beaucoup plus tard. — Vladimir Nabokov, La Vraie Vie de Sebastian Knight.
Nous avançons par reconnaissances successives de ce qui, chez l’autre, est une expression allogène d’une part jusque-là inconnue de notre sensibilité. Deux esprits se mêlent, se confondent presque comme l’haleine de deux amants s’embrassant, et vous changez en découvrant en l’autre un peu de votre réserve de profondeur. Après l’amour et l’amitié, la littérature, cette manière que nous avons de « nous coudoyer de mots », comme dirait Pessoa, est le seul répit que je connaisse à la solitude de l’existence. Mon idéal, je m’en rends compte maintenant, est épistolaire.
Avant que la pensée ne se linéarise pour se coucher dans son lit de phrases, il est bon de déposer à plat toutes ces reconnaissances (de dette ?) afin de les relier entre elles. J’utilise pour ce faire un nouveau jouet outil dont l’esthétique bébête et foutraque m’enchante depuis une semaine. Voyez par vous-même à quoi ressemblaient mes rêveries pour cette lettre.
Il suffit maintenant, ou presque, de gommer les citations pour trouver, à leur saignée, enlacées dans leurs traces, vos phrases qui forment un tout.