Mot, n. m. : babiole labile
Alors que je préparais pour les membres du club une bibliographie des livres qui m’ont appris à lire et écrire de la littérature, je suis retombé sur l’essai que Remy de Gourmont consacra à « La gloire et l’idée d’immortalité » dans Le Chemin de velours. C’est très bon, Gourmont, ceci notamment :
… et il n’est dans aucune langue aucun mot de race sur lequel une intelligence lucide ne puisse bâtir un traité de psychologie, une histoire du monde, un roman, un poème, un drame, selon les jours et la qualité de la température. La définition, c’est le sac de farine comprimée et qui tient dans un dé.
Autrement dit, méfiez-vous des définitions hâtivement circulaires des dictionnaires modernes, qui vous font tourner en rond avant de vous ramener à votre point de départ, à la manière d’une caricature du walk and talk d’Aaron Sorkin (qui d’ailleurs s’y prête lui-même avec beaucoup d’autodérision dans l’épisode « Plan B » de 30 Rock). Un dictionnaire est une carte dont on a perdu de vue le territoire qu’elle est censée représenter, et le cartographe, ce narrateur douteux, reste introuvable. Enfant, je m’y égarais bien volontiers ; s’ouvraient à moi des horizons imaginaires qui me tiraient de mon ennui.
Les mots renferment des mondes, mais vous ne découvrirez les seconds que si vous traitez les premiers avec l’indifférence brusque de l’artisan pour ses outils. Je me méfie toujours de ceux qui disent aimer les mots. Je sais d’emblée que nous ne parlons pas de la même chose. (Je me méfie davantage encore de ceux qui professent ne pas lire de romans parce que « ce n’est pas vrai, un roman ». Je sais d’emblée que nous ne vivons pas dans la même réalité.)
Un mot est plus que sa définition, qui n’est jamais que provisoire. C’est un organisme vivant, aux bords frangés de nuances innombrables, qui se répand à travers différents contextes et usages, les annexant successivement à son métabolisme. Le circonscrit ainsi tout un « halo d’associations et d’évocations » (James Somers) qui l’étoile et l’éclaire. À vous de lui adjoindre un sens inattendu, une connotation particulière, de quoi nous le faire redécouvrir.
Une langue n’est pas qu’un héritage, c’est aussi une création perpétuelle, un happening pour lequel vous ne recevrez aucun carton d’invitation, car l’invitation est implicite, car la création est en partie instinctive (mais d’un instinct acquis par une pratique délibérée). Les meilleurs écrivains gauchissent très légèrement leur langue maternelle (ou du moins celle qu’ils ont choisie pour écrire), lui font dire plus qu’elle n’est censée dire, et développent leurs propres définitions et catégories de pensée. Un écrivain invente le lexique de sa sensibilité.
Certains mots deviennent inextricablement liés à certains écrivains : dans la grande partition du langage, labyrinthe et bibliothèque (mais peut-être n’est-ce qu’un seul et même mot) reviennent à Borges (de là sa préférence, dès qu’il lui faut choisir un qualificatif, pour l’infini et l’innombrable), ange et songe vont à Cocteau, moiré ou gracieux à Charles Dantzig, qui m’a fait découvrir Gourmont et dont au moins un livre figurera dans ma bibliographie. Les mots rassemblent aussi les écrivains. Dans la famille du double, je demande Stevenson, Schwob et Borges (il est toujours troublant de retrouver des phrases de l’Argentin, né en 1899, chez le Français, mort en 1905 ; Borges a lu et aimé Schwob, qui a lu, aimé et correspondu avec Stevenson, sur la tombe duquel il alla même se recueillir, dans l’archipel des Samoa, avant de rentrer à Paris et mourir).
Cela ne va pas sans créer de malentendus entre lecteurs et écrivains. La plupart tient au fait qu’un mot est naïvement pris pour ce à quoi il est réduit dans un dictionnaire, alors qu’il faut le prendre pour ce que l’auteur en a fait. La plupart tient au fait qu’un même instrument est utilisé indistinctement pour communiquer et s’exprimer, de là sans doute l’impression assez répandue qu’il me serait si simple d’écrire un roman, si j’avais le temps.
Cela ne veut pas dire que l’on peut faire tout et son contraire avec les mots. Vous êtes contraint par leur sens littéral et leur histoire, vous êtes censé les choisir avec un soin maniaque. Les vrais synonymes n’existant pas, un mot ne veut jamais tout à fait dire la même chose qu’un autre. Et c’est pourquoi on ouvre plus souvent le dictionnaire pour vérifier le sens des mots que l’on connaît que pour en apprendre de nouveaux. (C’est tout le paradoxe et la difficulté de transmettre l’écriture créative, il s’agit d’infléchir la sensibilité d’autrui à la fois vers plus de maniaquerie et plus de relâchement.) C’est comme tout – l’élégance, la politesse (l’amour ?) –, il faut connaître suffisamment les règles pour savoir les appliquer sans faire son appliqué. Sprezzatura !
Gourmont donne du style la meilleure définition que je connaisse et qui réapparaît, sous une variante ou sous une autre, chez d’autres écrivains :
Avoir un style, c’est parler au milieu de la langue commune un dialecte particulier, unique et inimitable et cependant que cela soit à la fois le langage de tous et le langage d’un seul. — Remy de Gourmont, « Du style ou de l’écriture », La Culture des idées.
C’est pourquoi écrire, « c’est exister, c’est se différencier ». Encore que je ne sois pas si sûr du caractère « inimitable » du style. Plus il est singulier, plus il invite au pastiche.
S’inventer un lexique personnel n’est pas la transformation d’un week-end. Je dirais même qu’il ne faut pas la forcer, encore moins faire le malin, par exemple en se contentant d’inverser le sens des mots. C’est un processus lent qui façonne aussi bien le regard que la voix, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’écart entre les deux. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que la vie.