Du côté des faibles
Il n’y a pas d’autre côté possible en littérature.
La littérature étant elle-même une chose fragile, tour à tour flattée et rabaissée par les puissants qui peuvent l’incendier ou la racheter à tout moment (elle ne survit que par son fort pouvoir de dissémination), il était peut-être dans l’ordre des choses qu’elle soit du côté des faibles. — Et encore, cela n’a pas toujours été le cas, n’est toujours pas le cas, si l’on pense par exemple à l’écrivain contemporain le plus célèbre de France, qui émule sans en avoir le talent l’instinct fielleux de Céline.
À ce propos, Kijū Yoshida (dont j’ai tant aimé la femme, l’actrice Mariko Okada, dans ma période Nouvelle Vague japonaise) a résumé en une phrase de son Odyssée mexicaine tout ce qui est détestable chez Céline : « Il n’est personne pour avoir autant voyagé dans l’idée de recueillir l’étincelle de haines nouvelles. » Hélas, il y en a bien d’autres. On ne compte plus les écrivains misogynes, antisémites ou homophobes, et si l’on daigne se souvenir d’eux, ce n’est pas grâce à leurs préjugés mais du fait de leur seul talent, si toutefois il est assez grand pour faire oublier leurs tares. Elles se mêlent parfois si intimement à leurs phrases que c’est tout bonnement impossible de les ignorer. Car écrire c’est penser, il est difficile de tout à fait bien écrire quand on pense de travers.
Bref, la littérature n’est pas toujours du côté des faibles, et je m’en désole, car elle devrait l’être. Bien qu’elle n’ait aucune utilité évidente pour le bien, voire se ruine en bons sentiments, elle n’est pas non plus censée servir quelques puissants à asseoir davantage le pouvoir de nuisance de leurs préjugés. Si je me rappelle bien, Yoshida fait dire à un personnage d’Éros + Massacre que l’imagination est un fantasme du peuple. Que le personnage en question soit policier n’est pas anodin. L’imagination menace par ses spéculations le statu quo du réel et du pouvoir, dont elle expose l’arbitraire et les injustices. Il s’agit certes d’un beau geste plus que d’un geste utile, mais c’est la moindre des choses, vous ne trouvez pas ?
S’il n’y a pas de progrès en art, il y en a néanmoins un (je crois, j’espère) dans la sensibilité humaine. Malgré de brusques arrêts qui interrompent parfois son élan ou même l’inversent, elle semble évoluer vers un peu plus de compassion, ou du moins sa compassion s’ouvre-t-elle à un peu plus de monde. (Que cela nous rende plus charitables n’est pas clair pour autant.) Ainsi ne craint-on plus les fantômes, que l’on accompagne plutôt dans leur transition retardée vers l’au-delà. De même, on ne lit pas le Quichotte comme au XVIIe siècle pour s’en moquer (« véritable encyclopédie de la cruauté », notait Nabokov dans ses cours de littérature), mais pour compatir avec le rêveur de Cervantes. Bientôt, on ne lira sans doute plus Madame Bovary comme au XIXe ou XXe siècle. Le personnage échappe à son créateur et se rhabille du peu de dignité qu’on lui concède. Il se peut même qu’il nous apprenne la tendresse. Aimons-le malgré nos préjugés, que nous parviendrons peut-être ainsi à rejeter.
Les changements de sensibilité rendent possibles de nouvelles interprétations des anciens mythes, voire leur inversion. Dans « La Demeure d’Astérion » (L’Aleph, 1949), Borges imagine un être réduit à s’inventer un double à qui parler tant il se trouve seul en sa demeure, dont « toutes les parties […] sont répétées plusieurs fois ». Ne sachant pas lire (« je le regrette, car les nuits et les jours sont longs »), il s’abîme non pas dans la solitude, mais dans une désolation qui n’apporte pas le moindre écho à son existence. L’absence de chaleur humaine menace jusqu’aux contours de son être, que désorientent déjà les contours répétitifs de sa demeure. Il note toutefois que les neuf hommes, qui tous les neuf ans viennent jusqu’à lui pour être délivrés « de toute souffrance », « restent où ils sont tombés » et, comme dans un jeu vidéo où l’on s’oriente avec le sang répandu par ses ennemis, « leurs cadavres m’aident à distinguer des autres telle ou telle galerie ». Quand il vient pour l’exécuter, Thésée s’étonne que le Minotaure n’oppose presque aucune résistance. La mort est pour certains la seule délivrance possible.
À peu près au même moment que Borges, un autre Argentin, Julio Cortázar, réinventait le même mythe dans sa pièce de théâtre Les Rois. Les héros y sont des tueurs qui « détestent les paroles » (elles les dénoncent) et le véritable monstre n’est pas le Minotaure mais le roi Minos. Dans sa préface à l’édition française, Cortázar s’explique :
… j’ai vu le Minotaure comme une victime du pouvoir et Thésée comme le gardien et le défenseur de ce pouvoir. Le mythe pivota sur lui-même pour me montrer sa face cachée et Ariane me révéla le sens véritable de son stratagème : ce fil qui, au lieu de vouloir guider Thésée vers la sortie, est en fait un message d’amour pour son frère prisonnier.
Astérion le Minotaure est en effet, par sa mère la reine Pasiphaé, le demi-frère d’Ariane. Personne avant Cortázar n’avait imaginé des amours incestueuses entre elle et lui, ni la pitié qu’elles m’inspirent.
Il n’est pas rare d’opprimer plus faible que soi, à la manière d’un kapo cherchant à adoucir sa propre peine en collaborant avec l’appareil concentrationnaire. C’est pourquoi je répète à qui veut l’entendre ce vers d’un quatrain d’Omar Khayyam : « Souffre seul, sans que l’on puisse, ô victime, te traiter de bourreau. » Prenez soin de vos personnages, après tout ils n’ont rien demandé.