Ce que le public te reproche
Cultive-le, c’est toi. Vraiment ?
« Ce que le public te reproche, cultive-le, c’est toi », écrivait Cocteau, que j’aime trop pour me permettre de le réfuter en bloc. Aussi me contenterai-je ici d’amender à la marge sa proposition : au-delà d’une certaine quantité de talent, il a sans doute raison ; en deçà, j’en doute. Le public peut aussi vouloir vous signaler que vous vous comportez en parfait ignare.
Et quand bien même il ne ferait que vous reprocher les défauts de vos qualités (la vivacité du style de Stendhal l’empêchait de raconter comme il faut une histoire), s’ils sont nécessaires à ces dernières, ce n’est pas pour autant une raison de les cultiver. Assumer les défauts de ses qualités, ce n’est pas les encourager, mais apprendre à les contourner (s’ils ne sont pas rédhibitoires) et par mille charmes les excuser. Cultivez un petit nombre de qualités, et ignorez le reste. Ignorez vos défauts, ignorez le public, ignorez-vous. Écrivez.
Cultiver sa singularité, devenir qui l’on est, c’est avant tout avoir le courage de ne pas tenir compte de l’avis des autres. Chacun aimera et détestera chez vous quelque chose de différent, et parfois pour les raisons les plus triviales. Vous ne pouvez pas vous fier à l’inconstance du public, sinon il vous écartèlera et dispersera ce qui, au contraire, doit en vous se condenser.
Dans un passage de son livre d’entretiens avec Paul Cronin (le bien nommé A Guide for the Perplexed), Werner Herzog se rappelle les encouragements qu’il reçut à ses débuts de Lotte Eisner, la grande historienne et critique de cinéma qui avait fui dès 1933 l’Allemagne nazie pour se réfugier en France. Elle devint pour la génération de Herzog une « conscience collective » qui les reliait aux grands noms des débuts du cinéma, qu’elle connaissait tous, jusqu’à Méliès et les frères Lumière. Quand il lui rendait visite dans son appartement parisien, ils parlaient allemand, mais passaient parfois à l’anglais car « les sonorités de sa langue maternelle étaient devenues trop douloureuses pour elle ». Un jour qu’il ne pensait plus pouvoir continuer, tant il doutait qu’il y eût une audience pour ses films, elle lui dit simplement, entre une gorgée de thé et une bouchée de biscuit, qu’il ne pouvait pas abandonner, car l’histoire du cinéma l’en empêchait. Comme si ses doutes personnels étaient une considération bien secondaire par rapport à la nécessité de sa contribution au cinéma.
De là l’importance des conversations et des soutiens et des confidents (ce qu’on doit les emmerder parfois) – bref, d’un entourage qui vous épaule. Se rassembler n’est pas s’isoler. Cherchez au contraire le petit nombre d’êtres et d’œuvres qui vous encouragent à devenir ce que vous êtes en vous révélant ce que vous ne saviez pas savoir. « L’idéal, écrivais-je, serait de trouver quelqu’un qui vous aide à assumer votre sensibilité, votre manière de voir et de faire, quelqu’un qui vous donne les conseils que vous vous donneriez si vous aviez davantage confiance en vous. » Ouah, on peut écrire comme ça ? En ce sens, les influences sont primordiales, elles nous émancipent de notre ignorance.
C’est pourquoi j’aimerais, à la manière de Cocteau, clore ce cycle d’écriture sur une note d’encouragement :
Assumez vos ridicules, tant pis si on les moque, vos faiblesses, tant pis si on les piétine, vos défauts, tant pis si la postérité les critique. Son goût ne sera pas plus sûr que le nôtre. Il y a bien des charmes dans nos maladresses que la beauté n’aura pas. Trébuchez avec panache, qui n’est ni le prestige ni le glamour, mais la moire secrète de nos êtres.