Intermède utopique

En attendant le prochain cycle d’écriture qui débutera le 5 janvier, je vous propose ce court intermède qui je l’espère nous dissuadera d’imaginer une énième dystopie, comme on en écrit tant aujourd’hui, avec me semble-t-il une hâte inconsciente de faire advenir de nouvelles ruines dans un monde qui en compte déjà trop. Se précipiter dans le vide n’est pas le conjurer.

Je n’écris bien, ai-je mis du temps à le comprendre, que par enthousiasme, par amour. Il me faut ça et un peu de candeur et beaucoup d’ignorance des épreuves à venir pour m’élancer et franchir la distance qui me sépare de ce que j’aime et, tel Achille courant après sa tortue, ne jamais l’atteindre. À la place, j’ai écrit (si tant est que je suis parvenu à m’extraire des rêveries où je suis plongé les trois quarts du temps). Je ne comprendrai jamais ceux qui se délectent de leurs propres plaintes. Peut-être fonctionnent-ils de la même manière que moi, mais inversée, et seul les anime encore le goût amer de la vie. Quel remède opposer au ressentiment si ce n’est la gratitude pour tout ce que la vie a de très vivant ?

Il est intéressant de noter que Stendhal est attiré par ces deux pôles du ressentiment et de la gratitude. Ainsi,

Je hais Grenoble, je suis arrivé à Milan en mai 1800, j’aime cette ville. Là j’ai trouvé les plus grands plaisirs et les plus grandes peines, là surtout ce qui fait la patrie [:] j’ai trouvé les premiers plaisirs. Là je désire passer ma vieillesse, et mourir. — Stendhal, Souvenirs d’égotisme.

Grenoble où il est né, Milan où il a aimé sans être aimé (triste résumé de sa vie) et qu’il quitte en juin 1821, « avec une somme de 3 500 francs, je crois, regardant comme unique bonheur de me brûler la cervelle quand cette somme serait finie ». Milan elle-même associe dans sa mémoire la gratitude envers « les premiers plaisirs » et le ressentiment des peines trop vives de ses amours déçues, qui retardent la possibilité de se rappeler l’épisode milanais, « sujet si triste et si difficile que la paresse me saisit déjà ; j’ai presque envie de jeter la plume » (il en est à la 4e page du premier chapitre – allez, plus que 160).

Chacun, je crois, doit s’inventer une patrie d’élection, trouver dans son passé ou dans l’avenir un âge d’or à atteindre, par nostalgie ou sens de l’utopie. Pour que le projet réussisse, il ne faut pas en extraire l’élément de conflit, mais l’inclure d’emblée dans la conception des plans d’ensemble. Comme Milan pour Stendhal, l’utopie doit recueillir au sein du bonheur sa part de malheur. Alors seulement cessera-t-elle d’être inhumaine, alors seulement aura-t-elle une chance d’évoluer par approfondissement des ses contradictions internes.

Un rien peut renfermer une utopie : le chignon de Kim Novak dans Vertigo, « L’extase de l’or » d’Ennio Morricone que l’on entend dans la scène du cimetière, cet autre vertige à la fin du Bon, la Brute et le Truand, les grains de sable perdus entre les pages désormais jaunies de mon édition de poche de Dune, que je lisais au lieu d’aller nager, les conversations entendues à la cour d’Urbino au début du XVIe siècle… tout ce qui rend la vie plus intéressante.

On ne force pas une utopie, on la reçoit. Elle est déjà là, en vous, attendant d’être exhumée. Elle se révèle par les remontées persistantes de tel ou tel souvenir, de telle ou telle image. Si elle peut vous paraître anodine, il y a de fortes chances qu’elle cesse de l’être dès que vous la travaillez un peu pour l’ouvrir davantage. À vous de la rendre significative et, par le pouvoir grossisseur de la conscience, d’étirer un instant pour lui conférer la durée toute bergsonienne qu’il mérite. Une utopie retient le temps dans le creux de la main.