Sur les traces de Nadja
Où l’on retrouve la solitude du flâneur.
Il y a une très belle phrase dans Nadja qui résume assez bien mon détachement par rapport à ce livre trop superstitieux pour m’emballer : « Nous déambulons par les rues, l’un près de l’autre, mais très séparément. » Je ne connais pas d’expression plus triste de l’amour. Qu’on la compare à celle-ci par exemple :
Tantôt à côté l’un de l’autre ils parcourent ce séjour d’un même pas ; tantôt il suit sa compagne qui le guide, tantôt il marche devant elle : Orphée peut enfin se retourner sans crainte pour regarder Eurydice. — Ovide, Les Métamorphoses.
Nadja est un livre fait de coïncidences que deux esprits irrationnels « en proie au démon de l’analogie » prennent pour des révélations (de quoi, on ne sait pas), André Breton par un excès de raisonnements spécieux, Nadja par une absence de raisonnement. Ce « génie libre », aspirant à la plus grande des émancipations, connaîtra la plus grande des privations à l’asile de Vaucluse. Une raison supplémentaire de s’interdire la moindre coïncidence dans ses livres.
Il y a de l’inconséquence, n’est-ce pas, à vouloir entretenir le déséquilibre d’un esprit instable. Breton évoque pour sa part un manque de discernement, avance en romantique tardif qu’il ne fait pas de différence entre les idées de la folie et celles de la non-folie (ses termes à lui), mais il me semble que pour Nadja, ça en a fait une, de différence, non ? Après tout, c’est elle que l’on a internée. Idéaliser un mal n’est pas le soigner.
« Il se peut, écrit Breton, que la vie demande à être déchiffrée comme un cryptogramme. » Il se peut que le cryptographe amateur doive se préparer à une grande déception. Le mystère de l’existence n’est pas une énigme à résoudre, mais une expérience à éprouver. Et je ne parle pas du style de Breton qui manque de souplesse, ni du hasard qui chez lui tient lieu de structure (on fait la connaissance de Nadja 70 pages après le début du livre, on y avance sans progresser, etc.).
Cela n’empêche pas de beaux passages, comme la phrase relevée plus haut, avec ses faux airs d’In the Mood for Love et ses longs plans de deux amants se croisant au ralenti. (Et je suis bon pour réécouter en boucle le thème de Shigeru Umebayashi.)
Mais si j’ai retenu cette phrase pour le thème de ce week-end, c’est avant tout parce qu’elle ouvre un écart qui appelle à la spéculation. Qu’est-ce qui soudain peut éloigner deux amants et les pousser à marcher « l’un près de l’autre, mais très séparément » ? Que pense l’être aimé de cette distance plus morale que physique qui les retient de se prendre par la main ? Comment combler l’écart ? Est-ce seulement encore possible ?
Peut-être ces deux flâneurs ont-ils besoin du spectacle des rues où ils déambulent pour ne plus voir tout ce qui désormais les sépare. Peut-être lavent-ils leur « solitude à deux » dans le flux renouvelé des foules, dont le bruissement leur permet d’échapper pour un instant à la gêne tenace de leur silence. Ils craignent tant de se retrouver en tête-à-tête qu’ils en évitent les tables des restaurants. Ils n’auraient rien à se dire ou ne voudraient pas être maladroits ; par une étrange délicatesse, chacun préfère se taire pour ne pas blesser l’autre. Peut-être, mais ne m’en dites pas plus, je veux le découvrir par moi-même.