Le pire résout tous les problèmes
L’excellente Criterion Channel (inaccessible depuis la France, mais vous savez vous servir d’un VPN, non ?) diffuse en ce moment Following, le premier long-métrage de Christopher Nolan (assez court – 69 petites minutes – sans tourner court). C’est l’un de ses meilleurs films avec Memento, dont il annonce l’intrigue tortueuse et fragmentée. Filmé dans un noir et blanc très granuleux qui restitue une ambiance néo-noire, le scénario également signé Nolan raconte l’histoire d’un aspirant écrivain bloqué (ah, il n’est pas membre du club) qui se met à suivre des inconnus dans la rue pour trouver l’inspiration, dont l’absence illusoire n’est qu’un manque d’organisation. Sa méthode n’est pas la mienne, mais après tout pourquoi pas ?
Si une histoire tourne court, c’est souvent parce que son auteur manque de sang-froid pour la mener à son terme. Dans un drame, cela consiste à trouver le pire qui pourrait survenir au protagoniste. Et le pire n’est jamais ce qu’on envisage d’emblée, sinon il n’y aurait pas d’histoire (si on y pense sans trop se fouler, le lecteur peut aussi le faire). Il faut chercher ce qui, dans la logique de l’histoire, constitue un dénouement plausible (du moins rétrospectivement), mais inattendu de par les niveaux de profondeur inédits qu’il révèle.
Si le film de Nolan devait tourner court, ce serait au moment d’une filature – il faudrait que le protagoniste se fasse surprendre (crainte légitime et évidente vu la prémisse, à considérer comme première complication de l’intrigue, mais sans s’y arrêter). S’ensuivrait une scène d’explications, une altercation ou une arrestation, que sais-je encore. Fin de l’histoire. Aucun intérêt. À la place, Nolan s’est posé la seule question qui résout tous ses problèmes : Quel est le comble du drame que traverse mon protagoniste ?
Pour y répondre, il faut sans doute jouir d’un petit degré de perversité et apprécier les ressources illimitées que semble recéler l’être humain dès qu’il s’agit de se faire souffrir.
Pris entre son besoin de trouver l’inspiration et la prudence nécessaire pour suivre des inconnus sans éveiller les soupçons, notre aspirant écrivain commence par se fixer des règles strictes (illusion de contrôle), qui lui donnent le cran ou l’imprudence (de tout écrivain qui se respecte) pour les bafouer aussitôt (paradoxe des règles qui inventent leur propre exception). Il finit par être abordé par l’homme même qu’il suivait. Ça pourrait s’arrêter là, mais comme nous l’avons vu, ce ne serait pas très intéressant.
L’est nettement plus le fait que l’homme suivi s’avère être un voleur. Le dénommé Cobb entre par effraction chez les gens, non pas pour s’enrichir, mais pour déranger leur vie bien réglée et trompeuse (on découvre toujours un mensonge en déplaçant un objet). Il leur révèle ce qu’ils avaient en le leur confisquant. « You take it away, and show them what they had. » Ça pourrait s’arrêter là et l’aspirant écrivain trouve en ce Cobb, qui préfigure un autre voleur, son homonyme espion des songes dans Inception, un modèle de personnage pour son premier roman, mais l’histoire n’irait pas non plus bien loin…
Nouvelle imprudence (et toute l’histoire n’est vraiment qu’une suite d’imprudences) : le voyeur se met à accompagner le voleur dans ses effractions, qui ne sont qu’une continuation du thème du voyeurisme ; il semble enfin parvenir à écrire (je persiste à croire que ma méthode de pantouflard est meilleure). Mais les rôles du suiveur et du suivi ne sont pas aussi clairement distribués, et il tombe dans une machination à double retournement que je vous laisse découvrir (Wikipédia en propose un assez bon résumé).
Le pire n’est pas ainsi d’être pris sur le fait, d’être vu, mais de voir ce que l’on n’est pas censé voir : un meurtre, un vol, etc., et de ne pouvoir rien en dire. Il faudrait sinon justifier sa présence sur les lieux du crime, et toute l’affaire deviendrait gênante ou dangereuse. Le pire n’est pas de manquer d’inspiration, mais d’avoir une histoire passionnante à raconter, et personne à qui la raconter – la seule personne à qui le protagoniste peut se confier est le policier qui l’interroge et ne le croit pas.
Le pire est d’obtenir ce que l’on veut et d’en souffrir d’autant plus. Le pire n’est jamais la fin, il y a toujours pire au-delà.
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