Comme si vous n’écriviez qu’une seule très longue phrase

Mon idéal de souplesse ne se manifeste jamais autant que lorsque la réalité s’évertue à le contredire.

Je regardais l’autre jour le premier épisode de Ripley, la nouvelle série Netflix adaptée du roman de Patricia Highsmith, et j’étais frappé par la splendeur ostentatoire de sa photographie en noir et blanc et de ses cadrages, qui s’inspirent à la fois des films noirs de l’après-guerre, et à travers eux des expressionnistes allemands de l’entre-deux-guerres, et du clair-obscur du Caravage, que la série ne met pas très subtilement en avant. Chaque plan est si ouvragé qu’il attire l’attention sur lui et seulement lui, au lieu de céder à l’unité d’ensemble qu’il menace de rompre par son esprit réfractaire (et qui ne rompt jamais tout à fait, prouesse que j’attribue en partie au noir et blanc qui lisse le tout, en partie au rythme lent qui supporte ces plans à la conception si méticuleuse qu’elle nécessite un certain temps d’imprégnation de la rétine pour vraiment prendre).

Je ne peux que repenser à Plein Soleil de René Clément, première adaptation du même roman, où s’affrontent Alain Delon et Maurice Ronet (ah, louons la patience de Marie Laforêt qui a dû supporter leurs hérissements d’ego durant tout le tournage). Chaque plan est lié au suivant sans qu’aucun n’attire l’attention, malgré quelques très belles scènes (celle de la tempête en mer, filmée caméra à l’épaule, comme d’ailleurs celle du marché, avec ses symboles de mort et de justice peut-être divine qui semblent poursuivre Ripley). Tout est simple, souple, ductile. Le scénario est plus vivace, aussi, on comprend tout ce qu’il y a à comprendre dès la première séquence ; et Delon, bien sûr.

J’ai ainsi la manie de corriger, dans tout ce qui me passe sous la main, ce que je perçois comme un défaut de souplesse (et qui n’est parfois qu’une autre cadence de la pensée, une autre manière de sentir). Je voudrais que toutes les phrases se fondent les unes dans les autres, et passe mon temps à biseauter les miennes pour les faire s’emboîter sans utiliser la moindre cheville, qu’on oublie les points qui les séparent, que les transitions demeurent cachées, sinon discrètes, à la manière traditionnelle des menuisiers japonais qui assemblent le bois sans vis ni clou, comme si vous n’écriviez qu’une seule très longue phrase. Enfin, c’est l’idée…

Cette manie explique, je crois, mon impatience pour les dialogues dans les romans. Quand j’aurai le temps, c’est-à-dire jamais, j’écrirai une très sérieuse théorie du dialogue que je vous livre dès maintenant en un mot : non. La plupart des répliques ne méritent pas qu’on les lise, ralentissent l’action et brisent l’harmonie de la phrase grandiose qu’il s’agit de tisser ligne après ligne.

Ma récente lecture d’Armance de Stendhal m’a rappelé ce que notait Tomasi di Lampedusa, qui en compagnie de Léon Blum et de quelques autres compte parmi les meilleurs lecteurs de son œuvre : « Voilà ce que Stendhal a parfaitement compris : aucun passage de ses dialogues n’est célèbre. » Sa « technique si raffinée qu’à première vue elle passe inaperçue » lui permet d’éviter « le défaut de tant de romans […] qui pensent pouvoir révéler l’âme des personnages par leurs paroles ». Il a compris que le commentaire de ce qui est rapporté est aussi important, si ce n’est plus, que ce qui est dit, car l’un permet de moduler l’autre et ainsi peut-on suggérer plusieurs choses en même temps. C’est pourquoi :

Chaque fois qu’il le peut, Stendhal cherche à éviter le discours direct ; il préfère rapporter, en raison de toutes les possibilités de commentaire sous-entendu, de rectification de ce qui a été dit, que cette méthode offre à un écrivain aussi adroit que lui.

J’ajouterai même que très souvent il n’hésite pas à tout bonnement substituer aux répliques de ses personnages un halo de commentaire et d’analyse, si celui-ci est plus intéressant. Et tant de tact coexiste avec des passages presque entièrement dialogués, comme le chapitre XIV d’Armance, sans que cela me choque le moins du monde. C’est que son discours direct, quand il parvient à outrepasser ses scrupules, du reste sans doute inconscients, est constitué de répliques assez longues pour ressembler aux monologues intérieurs qu’il réussit très bien (ses dialogues ne ressemblent donc en rien aux conversations du quotidien), et il plonge et ressort de ses personnages avec une fluidité déconcertante. Et rien ne dépasse.


Quand on veut faire distingué, ce qui est déjà une intention vulgaire, on ne se sert pas d’un couteau pour découper le poisson. — Philippe Greenleaf, interprété par Maurice Ronet, dans Plein Soleil de René Clément.

Vous avez une question ? Posez-la moi par retour d’email.

Vous voulez écrire davantage et mieux ? Adhérez à notre club d’écriture.

Bloqué(e) dans l’écriture d’un roman ? Sollicitez mon aide.