La patience d’émousser ses phrases
Qu’on me permette de joindre à ma dernière lettre cette apostille : vous devriez émousser le bord de vos phrases. Usez-les tant à force de les relire (et à voix haute s’il vous plaît) que leurs éclats les plus tranchants commencent à s’estomper sous une patine qui a bien plus de charme et de valeur que l’esbroufe vite éventée du faiseur de phrases clinquantes. Écrivez pour ainsi dire à fleuret moucheté.
Rappelez-vous, vous n’écrivez pas des phrases mais des paragraphes. Vous n’écrivez pas des paragraphes mais des chapitres. Vous n’écrivez pas des chapitres mais un livre qui n’est qu’une seule phrase. Tout ce qui peut être sacrifié à l’unité d’ensemble doit l’être. Eh oui, il vous faudra aussi retrancher cette saillie qui vous plaît tant. Elle n’est pas si spirituelle qu’elle vaut la peine de ralentir l’épanchement de vie que vous tentez de couler dans votre livre.
Lampedusa, encore lui, notait à propos de la technique stendhalienne « qu’elle est (comme tout ce qui a quelque valeur) le fruit de renoncements, éliminant, par exemple, tout vocable trop significatif ou trop somptueux qui peut éventuellement embellir la page mais qui, du même coup, met le lecteur en dehors de l’action, dans la position de quelqu’un qui contemple un tableau ». Il s’agit d’écrire en devançant la patine du temps, comme si votre prose était un outil qui, à force d’être utilisé tous les jours depuis des années, avait fini par porter la marque de votre main et de son usage ; il en est devenu si confortable à manier qu’il est comme une extension de votre être.
C’est là que paie votre merveilleuse patience. Que de temps pour fondre ses phrases les unes dans les autres, que de nerf pour les maintenir ensemble, dans un tissage serré ma non troppo. La bonne nouvelle est que, vu l’état de fébrilité permanente où nous plonge nos téléphones, il est facile de se démarquer des autres et par notre seule persévérance d’écrire mieux que la plupart des gens. Et ce n’est pas là le moindre blâme que l’on puisse adresser à la modernité, qui nous permet de vaincre sans mérite.
C’est aussi plus élégant, et d’une plus grande politesse envers le lecteur, de lui donner l’impression que nos phrases sont en partie le fruit de l’improvisation, malgré tout le travail préliminaire ou de réécriture qu’elles ont nécessité. Leur négligé apparent l’autorisera à vous lire avec la même nonchalance. Qu’il n’ait pas l’impression de devoir « réajuster sa cravate » à chaque page ; il n’en sera que plus réceptif.
Lorsqu’un ami estimé, cultivé et élégant m’adressa son nouveau livre, je me surpris, alors que j’allais l’ouvrir, à réajuster ma cravate. — Walter Benjamin, Rue à sens unique.
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