Oui, et…
Un exercice à pratiquer chez soi pour continuer d’écrire.
Quiconque tente de contrôler le devenir d’une histoire ne peut que la gâcher. — Keith Johnstone, Impro.
La plupart des écrivains bloquent parce qu’ils essayent de comprendre ce qu’ils vont écrire avant de l’écrire. L’intelligence prend le pas sur la sensibilité et c’est le début de tous les problèmes. Ils perdent ainsi toute spontanéité sans réaliser que le sens d’une histoire vient après coup.
Une improvisation paraît au départ arbitraire ou insensée, et c’est ce qui gêne sans doute la plupart de ceux qui réfléchissent trop : pourquoi quelque chose à la place de rien, et pourquoi cette chose en particulier ? Pour rien, parce que, peu importe. Vous transformez l’arbitraire d’un choix en nécessité dès que vous pensez à réincorporer ledit élément dans la suite de votre histoire, que vous faites progresser en regardant non pas devant vous, mais derrière. L’improvisateur est un somnambule qui avance à reculons. « Il voit là où il a été, explique Keith Johnstone dans Impro, mais ne prête pas la moindre attention à l’avenir. Son histoire peut le mener n’importe où, mais il doit néanmoins “l’équilibrer”, lui donner une forme, en se rappelant les incidents qui ont été mis de côté pour les réintégrer. »
« Oui, et… » est un jeu d’improvisation théâtrale qui consiste à accepter l’offre de son partenaire (« Oui ») avant de bâtir dessus une nouvelle proposition (« et… »). Un autre jeu, « Oui, mais… », consiste à l’inverse à accepter et bloquer aussitôt l’offre de son partenaire. Ce dernier exercice est très utile, un peu à la manière d’une démonstration par l’absurde, pour prendre conscience des parades que nous trouvons toujours contre l’inconnu, qu’il provienne de notre imagination ou de celle des autres.
Un écrivain bloqué doit ainsi surmonter deux difficultés :
- Apprendre à accepter ce que lui offre son imagination, aussi inintéressant que ça puisse lui paraître a priori.
- Apprendre à le réintégrer dans la suite de son histoire.
Ces deux problèmes n’en forment en réalité qu’un seul : vous bloquez les trouvailles de votre imagination parce que vous les jugez inintéressantes ou triviales, et vous les rejetez ainsi parce que vous ne savez pas encore comment les réintégrer. Acceptez ce qui vous passe par la tête, vous trouverez bien un sens à tout ça.
Voici un jeu que vous pouvez pratiquer si vous vous sentez en manque d’inspiration (qui est là, mais vous ne la voyez pas parce que vous la bloquez) : donnez-vous un ensemble d’éléments a priori disparates, faites-en la liste sans chercher de cohérence intérieure, sans vouloir être original ou intéressant, puis racontez une histoire à partir de cet ensemble, en réintégrant au fur et à mesure les éléments de la liste. Vous pouvez partir de n’importe quoi, faire un cut-up à la Burroughs, vous inspirer des messages codés que la BBC transmettait aux résistants français durant l’Occupation (« L’éléphant du jardin des plantes s’appelle Charles. Clémentine peut se curer les dents. Les dés sont sur le tapis. »), choisir n’importe quel fragment de poème, etc. Comme je vous sais timide, je commence :
D’abord mon amorce, constituée d’éléments piochés au hasard :
Vous vous réveillez avec l’impression d’avoir tué quelqu’un, mais vous ne savez pas qui ni pourquoi. (Ce n’est pas un rêve toutefois.) Des moucherons s’envolent d’une coupelle fêlée contenant des framboises. À travers les vitres sales, vous apercevez la pluie tomber en oblique. Encore !
J’ai précisé que ce n’était pas un rêve pour ne pas bloquer la première offre (car si c’est un rêve, ça n’a aucune conséquence). Et voici, parmi tant d’autres possibilités, l’histoire que j’ai improvisée, en réintégrant d’une part chaque élément de l’amorce et en cherchant d’autre part à développer le plus de liens possible entre eux :
Il vous faudra bientôt recommencer, sinon la ville disparaîtra sous l’eau. Vous prenez une framboise, puis deux, puis trois, comme à chaque fois que vous avez besoin de réfléchir sous l’effet de la nervosité. Allons, vous savez pourtant que ce n’est là qu’un prétexte pour ne pas agir et ça ne fait qu’aggraver l’état de vos nerfs. Si seulement vous lâchiez prise… Quelque chose se coince entre vos dents – un moucheron mort. En vous levant pour aller le jeter dans l’évier, vous vous apercevez que l’eau de rinçage des framboises a dégouliné sur la table par la fêlure de la coupelle et commence à goutter sur le parquet. Vous avez peur de regarder l’eau tomber et de retrouver dans ce mouvement la même diagonale qui anime la pluie dehors. Votre migraine n’arrange rien à l’affaire et vous force à fermer les yeux alors que vous vous retenez à l’évier, d’où remontent des effluves d’égout qui vous soulèvent le cœur. Vous savez pourtant que, migraine ou pas, vous devrez suivre l’eau. Vous descendez d’un étage – l’appartement de l’autre côté du couloir par rapport au vôtre. La porte n’est pas fermée à clé, mais vous frappez avant d’entrer, par habitude ou politesse. La pluie vous pousse dans le dos et vous avancez dans la pénombre du couloir. C’est la première fois que vous venez ici. L’appartement est occupé, croyez-vous savoir, par un couple de pêcheurs récemment arrivés en ville avec d’autres réfugiés. Vous les croisez parfois avec leur fille dans la cage d’escalier qui sent toujours le renfermé. Vous dépassez un salon qui donne sur une salle à manger qui donne sur une cuisine, chaque pièce imbriquée dans la suivante, chacune aussi vide que les autres. Et pourtant, malgré les fenêtres ouvertes qui donnent sur la rue trempée, l’enfilade vous semble aussi exiguë que l’intérieur d’un sous-marin. Si les choses tournent mal, il n’y aura pas beaucoup d’opportunités de fuir. Certains résistent tant que ça en devient absurde. Parce que vous pensiez que ce serait facile ? Les murs sont de travers et le plancher si mal posé qu’il semble s’incliner vers la chambre à coucher, où vous finissez par arriver. Vous n’y voyez rien (les volets sont fermés), attendez que vos yeux accommodent. Où sont-ils tous passés ? Vous serez bientôt le dernier habitant de la ville, et bientôt il n’y en aura plus, de ville, si vous continuez à rêvasser. Derrière le lit d’enfant coincé entre le mur et le lit parental, un rai de lumière au sol vous révèle une porte que vous n’aviez pas aperçue en entrant – la salle de bain. Le bruit d’un écoulement d’eau vous presse d’ouvrir la porte. Dans la baignoire qui déborde, un petit corps inerte flotte sous la surface de l’eau. Vous plongez les bras pour l’attraper et commencez aussitôt de faire du bouche-à-bouche à la fillette, un, deux, trois, un, deux, trois, votre souffle devient le sien, jusqu’à ce qu’elle tousse et crache et crie. Vous l’enveloppez dans une serviette et tentez de la calmer. La malheureuse demande ses parents, vous ne savez pas comment lui demander pardon, comment lui expliquer que vous êtes arrivé trop tard pour les sauver, qu’ils ont dû se jeter à la mer durant la nuit, sans avoir le courage de noyer leur propre enfant. Elle a tenté de les retrouver comme elle pouvait, cherchant au fond de l’eau les mêmes réponses que tout le monde. Dites-lui que tout va bien se passer, que vous allez partir ensemble à leur recherche, qu’ils sont allés chasser la baleine, ma chérie. Vous avez gagné un sursis, la pluie s’est arrêtée. Pendant qu’elle s’habille, vous fouillez la cuisine et déposez des conserves dans la barque amarrée à la fenêtre du salon. Le niveau de l’eau a encore monté durant la nuit. Il est temps de trouver un immeuble plus haut et d’autres survivants.
Cette histoire ne gagnera sans doute pas un prix d’excellence, mais c’est déjà quelque chose, surtout quand on considère les données de départ. Et c’est tout ce que l’on vous demande, raconter une histoire, puis une autre, et encore une autre, et chaque fois s’ouvrir davantage aux opportunités du récit, jusqu’à ce que vous puissiez tirer une histoire de n’importe quoi.
Encore une fois, le sens ne vient qu’a posteriori. Au début de mon improvisation, je pensais être en train de raconter l’histoire d’un tueur psychopathe, répondant à je ne sais quelle injonction, suivant je ne sais quel rituel païen (tuer pour retarder le déluge ?). Ce n’est qu’en arrivant dans l’appartement des voisins (j’ai dû ajouter cet élément en cours de route pour « suivre l’eau » et réintégrer la mort présente dès la première phrase de l’amorce) que j’ai compris qu’il me fallait interrompre cette routine prévisible pour la transformer en mission de sauvetage. Le souvenir de la mort sur lequel s’ouvre l’histoire n’était donc qu’une prémonition à conjurer (aussi bien que l’annonce, incomprise sur le moment, du suicide des parents, et la culpabilité qui en découle).
À vous de jouer. Voici l’amorce d’histoire que je vous propose pour ce week-end :
Les enfants crient dans la cour de récréation. Les fleurs ne demandent qu’à s’ouvrir. Si seulement j’avais du courage.
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