Arrêtez-moi avant que je ne…

La vraie spontanéité, qui n’anticipe ni les jugements d’autrui ni l’avenir (désirant le contrôler, on ne fait que l’annuler), peut être quelque chose de fascinant et merveilleux à observer, similaire à l’hypnose ou au rêve. Cet aveugle qui avance dans l’inconnu, qui s’est élancé sans savoir comment cela finirait, ignorant ce qu’il faisait et continue pourtant de faire, semble agir sous l’influence d’un autre, mais cet autre, chacun le porte en soi, sans même parfois le savoir. Appelez-le inconscient, inspiration ou muse, peu importe. C’est votre moi véritable, le plus profond, le mieux caché – votre imagination, aussi déliée que celle d’un enfant en plein jeu (du moins avant qu’un adulte ne lui dise que « ce n’est pas comme ça qu’il faut faire »), dont il découvre les règles au fur et à mesure qu’il joue. Il les invente, mais il pense les découvrir, et c’est exactement l’état d’esprit qu’il faut adopter face à l’inconnu : il n’est pas vide, vous n’avez rien à inventer pour le combler, la main que vous tendez saisit quelque chose qu’elle crée en l’attrapant, à vous de deviner sa forme et sa nature par la manière dont votre main s’en empare. L’imagination devient alors aussi spontanée que la perception.

La plupart des gens sont effrayés par leur imagination, par ce qu’elle pourrait révéler d’eux, par les failles et les obsessions (les tares !) qu’elle pourrait exposer à la vue de tous. C’est pourquoi ils préfèrent prétendre qu’ils n’en ont pas et simuler l’apathie plutôt que de courir le risque de se dévoiler ou de se tromper (comme si l’imagination avait tort ou raison – c’est autre chose). Si l’on pense d’emblée que l’on peut se tromper, qu’il faut trouver à tout prix la bonne idée, l’idée originale, on sabote sa propre imagination. Il n’y a pas de bonne idée, ou plutôt : toute idée est bonne pour celui ou celle qui sait la déployer. Ne cherchez pas quelque chose d’intéressant, partez du principe que vous avez déjà tout ce qu’il vous faut pour écrire. Il s’agit seulement de trouver comment le réintégrer à l’histoire qui semble alors s’écrire toute seule. L’écrivain spontané, inspiré, écrit ce que lui dicte son imagination, qui lui paraît quelque chose de mystérieux et étranger à son moi le plus superficiel. Sans ce caractère inédit de ses trouvailles, sans cette extension subite de son être, il ne serait pas inspiré. C’est l’état le plus exaltant que je connaisse, c’est l’amour sans les tracas (donc un peu moins bien que l’amour ?). Et si, pour explorer librement, sans se juger, les recoins les plus profonds de son être, on a besoin de se croire l’intermédiaire des muses ou de son génie personnel, qu’il en soit ainsi.

Ne pensez pas au fond, au « contenu » de vos scènes (ou pire, à leur « message »), mais fiez-vous à la structure de votre histoire pour faire remonter des matériaux intéressants. Elle devient comme une chorégraphie à suivre, un automatisme qui permet d’exprimer votre imagination sans l’entraver par un raisonnement prématuré. Voici un début de protocole à mettre en place pour qui veut écrire avec plus de spontanéité :

  1. Accueillez votre imagination sans la juger (« Oui, et… »).
  2. Réintégrez en cours de route des éléments préexistants.
  3. Interrompez les routines de vos personnages sans annuler l’histoire.

Nous avons abordé la semaine dernière les deux premiers points ; parlons aujourd’hui du troisième, qui constitue la manière la plus simple de donner un rythme à ses histoires. Au lieu de vous demander quelle sera la suite des événements concernant votre protagoniste, contentez-vous d’interrompre sa routine, c’est-à-dire de contredire ses attentes.

Ainsi, si vous frappez à la porte de votre maîtresse, que ce ne soit pas elle qui vous ouvre, mais son mari. Si ce dernier semble exaspéré de vous voir (« Encore toi ? ») et vous inquiet ou embarrassé, qu’il ne vous frappe pas mais vous invite à dîner. Après tout, vous êtes son frère. Si vous prétextez un malaise pour échapper au repas en vous réfugiant aux toilettes, que votre belle-sœur-maîtresse vous y rejoigne – ça vous apprendra à ne pas fermer à clé. Si elle s’apprête à vous embrasser, repoussez-la ; s’il s’ensuit une dispute à voix basse qui vous donne un début de vrai mal de tête, que survienne le mari avec un comprimé contre le malaise prétexté plus haut. Si vous l’avalez, que le médicament soit périmé depuis plus de cinq ans (avec d’étranges effets secondaires) ou pire, une drogue que votre frère vous a refilée pour se débarrasser de vous, ou pire, pour pouvoir vous filmer au lit avec sa femme, ou…

Interrompez les routines de vos personnages sans annuler l’histoire. La porte doit s’ouvrir, vous ne pouvez pas simplement repartir sans avoir reçu de réponse. Le médicament doit être pris, mais le mal ne doit pas pour autant disparaître. Sans complications (sans interruptions), il n’y a pas d’histoire.

Le but n’est pas de trouver les bonnes routines à interrompre, mais d’interrompre toute routine qui se présente, quelle qu’elle soit, dès qu’elle commence à se mettre en place. Une routine qui s’installe est la mort de votre histoire, l’ennui du lecteur et peut-être même de votre protagoniste, qui ne demande qu’à se faire malmener. Nous existons seulement pour emmerder nos personnages, avec tout notre amour.


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