Faites vos jeux

Roman est un terme trop vague pour que l’on comprenne d’emblée à quel jeu on joue.

Faites vos jeux
Totoya Hokkei, Dragon dans les nuages (détail), 1832. Source : The Art Institute of Chicago.

J’apprécie qu’on prenne la peine, au sein d’une œuvre de fiction, de concevoir des jeux imaginaires pour le seul plaisir de la spéculation. Et si l’on mélangeait la boxe et les échecs ? Enki Bilal créa ainsi le chessboxing dans Froid Équateur, le dernier volet de sa Trilogie Nikopol. Si j’aime ce genre d’invention, c’est moins pour le jeu en lui-même que pour la question qu’il nous retourne : quelle société serait assez tordue pour inventer un tel jeu ? La nôtre, puisque le chessboxing semble avoir échappé à la fiction pour intégrer notre monde. Dans L’Année dernière à Marienbad, Alain Resnais et Alain Robbe-Grillet n’inventent peut-être pas un jeu, mais rendent célèbre une variante de jeu de Nim, à qui le film finira par donner son nom, le jeu de Marienbad. Il convient bien à la nature combinatoire du film, dont le montage échappe autant aux hasards de la vie qu’à l’ordonnancement classique d’une histoire linéaire, pour tenter autre chose.

Le roman, comme toute forme artistique, devrait se concevoir comme un jeu non seulement imaginaire, mais imaginatif, dont les règles mêmes (à découvrir au fur et à mesure de l’écriture ou de la lecture) permettent de cultiver sa propre imagination. Roman est un terme trop vague et accueillant (c’est sa force) pour que l’on comprenne d’emblée à quel jeu on joue. Polymorphe par nature du fait de sa très grande malléabilité, il ressemble à Ulysse, l’homme à « la pensée chatoyante » (Pietro Citati), assez souple ou retors pour devenir n’importe qui. Avant de le juger, il faut comprendre ce qu’il tente d’être.

Chaque livre recèle son lot de règles implicites, un mode d’emploi invisible ou transparent distribué dans chacune de ses phrases, qui susurre à l’inconscient du lecteur : c’est (plutôt) ainsi qu’il faut me lire. Encore faut-il prendre le temps de l’écouter. L’appréciation d’un livre repose en partie sur la compréhension des règles que son auteur s’est données pour l’écrire. La plupart des chefs-d’œuvre incompris sont avant tout des règles incomprises : on les juge selon des principes qui n’ont jamais été les leurs.

Je pensais à tout ça en lisant Moonbound, le dernier roman de Robin Sloan. Il est d’un genre que je ne côtoie plus beaucoup, très porté sur le worldbuilding dans la tradition de Tolkien, C. S. Lewis et al., où le cadre (en l’occurence imaginaire et très (très très) anticipé : The year is 13777. There are dragons on the moon.) l’emporte sur le monde intérieur des personnages qui l’habitent. C’est un livre dans lequel les animaux parlent (les épées aussi, en plus de lancer des missiles) et les magiciens ressemblent davantage à des biohackers qu’à Merlin l’Enchanteur. Le narrateur est un chroniqueur fongique lardé d’intelligence artificielle, vivant en symbiose avec son hôte, un jeune garçon de 12 ans à qui il sert de mémoire et de conseiller. Ce dernier sera-t-il le nouveau roi Arthur qui libèrera la Terre de l’emprise de dragons lunaires, pour ne pas dire lunatiques ?

Si j’ai apprécié la tentative de raviver la légende arthurienne en la piratant à l’aide de hautes technologies empruntées à la science-fiction (même si détourner une convention, c’est encore s’y confiner), j’ai par-dessus tout adoré le ton de la narration, vif et décontracté (californien ?), qui instille humour et optimisme à une histoire sinon bien sinistre (l’humanité a été éradiquée il y a plus de 11 000 ans par ses propres créations, lesdits dragons, qui bien sûr n’en sont pas au sens strict). Le narrateur embarqué, qui m’a rappelé celui de La Flèche du temps de Martin Amis, est la grande réussite de ce roman. Non seulement c’est un bon livre, mais c’est aussi tout ce que je ne souhaite pas faire (sautez un paragraphe pour me comprendre).

Son seul défaut, en plus d’une exposition un peu lourde, faiblesse hélas inhérente au genre, est peut-être la brièveté de ses paragraphes (4 lignes en moyenne), qui me donnaient l’impression de participer à une course de haies peu adaptée à mon rythme de flâneur. Je m’accommode davantage de paragraphes occupant au moins le tiers de la page, afin de ne pas trop souvent briser ma foulée. Eh oui, je suis un lecteur de jungle où les phrases sont sinueuses et épaisses et se confondent les unes avec les autres dans la semi-obscurité du sous-bois, pas un lecteur de savane. Ce léger défaut est peut-être dû au fait que l’histoire est aussi prévue pour des lecteurs du même âge que le protagoniste. Mais les enfants se troublent-ils à la vue de longs paragraphes ?

J’éprouve toujours beaucoup de gratitude envers celles et ceux qui me révèlent aussi bien ce que je veux faire que ce que je ne souhaite pas faire. En préférant l’intrigue aux digressions, le monde extérieur aux conflits intérieurs, la linéarité à la… comment dit-on déjà ? réticularité ? – et en le faisant bien –, Robin Sloan me rappelle s’il en était encore besoin que sa voie n’est pas la mienne. Et je lui en sais infiniment gré.


Maintenant que les JO sont là (même moi je suis au courant, c’est dire), et que chacun quitte Paris le temps que ça se calme, laissant les clés de la ville à une flottille d’athlètes et de touristes, il est temps pour nous d’inventer nos propres jeux imaginaires. Ce sera ma dernière lettre avant la rentrée. Rendez-vous le 6 septembre pour le lancement de l’an III du club Contreforme.


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