Une leçon de solitude

Par Rainer-Maria Rilke.

Une leçon de solitude
Louis Kronberg, Back to Back, 1913. Source : Isabella Stewart Gardner Museum.

Je relisais cette semaine les Lettres à un jeune poète de Rilke, quelque 15 années peut-être après les avoir lues pour la première fois. J’avais oublié à quel point elles étaient une leçon de solitude (d’ennui, de patience, d’introversion – et par-dessus tout d’amour ; le lot de tout poète). Je me rappelais très bien, pour vous en avoir déjà parlé, un passage de sa première lettre où Rilke exhorte son correspondant à tourner son regard en lui plutôt que « vers le dehors » pour y trouver le salut littéraire. « Personne ne peut vous apporter conseil ou aide, personne. » Je le crois également, intimement, et je recommandais encore hier aux membres du club de ne pas solliciter les conseils inconsidérés du premier venu, me condamnant à un rôle très paradoxal et nécessaire. Pour une raison que j’ignore, tout le monde a un avis sur ce que vous écrivez, parfois sans même vous lire, et se fait une obligation de vous le confier, ignorant la difficile nécessité de se concentrer sur une seule chose au détriment de tout le reste (y compris des préférences contradictoires d’éventuels lecteurs) pour réussir ce qu’on entreprend.

Les lettres de Rilke sont un modèle de patience et d’attention accordée à un inconnu (« Soyez patient comme un malade, et confiant comme un convalescent »), de disponibilité désintéressée (parfois différée de quelques mois par un voyage ou un accablement qui peine à passer), d’autant plus charitable qu’il sait qu’il ne peut guère plus que l’encourager dans sa démarche. Le reste lui incombe. Ainsi écrit-il dans sa deuxième lettre, avec une humilité qui donne envie de le prendre dans ses bras :

Je vous demande seulement de l’indulgence pour les réponses. Elles vous laisseront peut-être souvent les mains vides, car, au fond, et précisément pour l’essentiel, nous sommes indiciblement seuls.

C’est comme apprendre à faire du vélo. Vous avez beau savoir ce qu’il faut faire, vous n’y arriverez pas tant qu’un certain « déclic » ne s’est pas produit. Et vous aurez beau recevoir tous les conseils de vos parents, regarde où tu vas, ne regarde pas les pédales, vous continuerez à tomber tant que le corps n’aura pas pris le dessus, tant que la théorie ne sera pas devenue un instinct, un certain sens de l’élan et de l’équilibre. C’est une forme non-intellectuelle de compréhension, similaire au satori de la méditation zen. Personne ne peut déclencher en vous cet éveil, pas même vous ; seulement, à force de pratiquer, il finira par advenir. À un moment, on ne tente plus, on fait. Il ne faut rien forcer, laissez le temps agir en vous, qui d’ailleurs ne compte pas. Seule compte votre patience. Rilke :

Le temps, ici, n’est pas une mesure. Un an ne compte pas : dix ans ne sont rien. Être artiste, c’est ne pas compter, c’est croître comme l’arbre qui ne presse pas sa sève, qui résiste, confiant, aux grands vents du printemps, sans craindre que l’été puisse ne pas venir. L’été vient. Mais il ne vient que pour ceux qui savent attendre […].

Est-ce cela qu’on appelle sérendipité ? J’écrivais déjà, pour le lancement du tout premier « bœuf » du club, que « l’idée de perfection occulte trop souvent les processus d’improvisation et de sérendipité à l’œuvre dans l’imagination » et qu’« il faut s’abandonner à l’incertitude du bricolage, à l’improvisation. C’est seulement ainsi qu’on devient réceptif aux idées incidentes, aux découvertes fortuites de son imagination ». J’aurais pu ajouter : répéter autant de fois que nécessaire, comme pour le vélo. Cela n’interdit pas d’avoir quelqu’un auprès de soi pour prévenir une chute.

J’ai mis du temps à accepter ma solitude, qui n’est pas seulement celle de l’observateur qu’on devient en écrivant (qu’on était avant même d’écrire ?). Écrire nous met en retrait de la vie pour mieux la vivre en dedans ; absent pour être plus présent, l’écrivain hante sa propre vie. Et s’il vous semble distant, sachez que vous l’êtes d’autant plus pour lui, et que son éloignement apparent lui est nécessaire pour s’emplir de sensations à décanter, qu’il ne sait pas exprimer autrement que par écrit. Il devient « un vide plein et vaste qui impose sa solitude ».

Bien pire est l’absence d’échos à nos écrits. Cela n’aide pas à exister.

Aussi, cher Monsieur, aimez votre solitude, supportez-en la peine : et que la plainte qui vous en vient soit belle.

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