Le temps libre

Il existe dans Plein Soleil une scène qui illustre à merveille une idée à laquelle je crois beaucoup (j’y crois tant que je cherche toujours de nouvelles manières de vous l’exprimer), l’idée que le talent naît de la répétition. Talent de faussaire en l’occurence, mais talent néanmoins. Dans cette scène, Delon s’entraîne à imiter la signature du personnage interprété par Maurice Ronet, jusqu’à ce qu’il parvienne à reproduire à la perfection non pas la signature elle-même, qui tolère à l’infini d’infimes variations (c’est là son naturel), mais le geste qui la produit. Tout s’apprend, avait-il dit à sa victime avant de l’assassiner. Le scandale de ce film, aussi bien que la plus grande peur des privilégiés, n’est pas le meurtre d’un des leurs, mais que n’importe qui puisse s’arroger le droit de le devenir, privilégié.

Écrire est sans doute un privilège (il faut du temps libre pour pratiquer), mais d’une part bien peu en usent, d’autre part… eh bien, tout s’apprend. (Cela dit, tâchez d’éviter le meurtre comme pédagogie, ou poignardez quelqu’un d’autre que moi.) Le premier écueil à surmonter, qui sera aussi le dernier à céder, est la tentation de bien écrire. Quelle modestie déplacée. C’est ce qui fausse la plupart des écrits et empêche de trouver le ton juste qui, une fois découvert, vous ouvrira toutes les perspectives de l’imagination. Maurice Ronet le formule très bien dans Plein Soleil, en mettant en garde le personnage de Delon contre « l’intention vulgaire » de « faire distingué ». On l’est ou on ne l’est ; vouloir l’être, c’est déjà ne pas l’être. Snobisme à part, cela s’applique également au talent. Il y a autant de différences ente le vieil et le nouvel argent qu’entre un talent mature et un autre immature (mais talent néanmoins, au manque duquel je ne crois pas) ; les distingue une certaine inégalité d’habitude. La patience de fondre ses phrases les unes dans les autres, de les émousser pour que « rien ne dépasse », ce que j’appelle écrire à fleuret moucheté. La patine que seul un usage répété permet d’obtenir.

Je ne cesse de dire qu’il faut écrire avec naturel, comme si vous racontiez une histoire à un ami. Le naturel d’un style a ceci de paradoxal qu’il se travaille, notamment pour cacher l’effort (« l’intention vulgaire »), et on le cache d’autant mieux qu’on l’oublie, et on l’oublie d’autant mieux qu’il devient une habitude. Voilà pourquoi il faut répéter le même geste encore et encore (en pensée autant qu’en acte, en poursuivant dans sa tête la conversation laissée en suspens sur la page), jusqu’à ce que l’intention de départ s’y dissolve en instinct, que le corps l’emporte sur l’esprit, que le moi se fonde dans l’objet de son étude et que le savoir-faire devienne un laisser-faire. « Le maître s’exerce à éloigner la volonté », résume très justement Byung-Chul Han dans Vita contemplativa, Ou de l’inactivité, l’un de ses derniers livres.

J’ai découvert ce philosophe sud-coréen et germanophone dans le premier numéro de l’excellente Analog Sea Review, au sommaire duquel figurait un de ses essais. Bien que tiré d’un livre moins récent (Le Parfum du temps), il portait déjà sur le même sujet : l’importance de la vie contemplative et du temps libre, qui n’est pas fait de loisirs ou de repos (encore pensés par rapport au travail), mais d’oisiveté. Ce n’est pas le temps linéaire et éternellement consommé du travail, mais un « autre temps » qui l’interrompt et redonne à la vie son éclat. C’est le temps non plus de l’action, mais de l’attente, non plus de l’effort, mais du désœuvrement, non plus du calcul, mais de la pensée. Il est tissé des innombrables détours du flâneur, qui s’y attarde comme nul autre et lui confère sa durée, sa circularité.

C’est le seul privilège qui vaille pour écrire.


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