Descendre en soi

N’importe qui peut apprendre à raconter une histoire. Il suffit de connaître un ou deux principes et de les mettre en pratique, encore et encore, jusqu’à ce que « le savoir-faire devienne un laisser-faire ». Ce qui à mon sens est plus difficile, c’est de descendre à un tel niveau de profondeur que l’histoire résiste à la grande dispersion du temps (un siècle me paraît un minimum) et devient, n’ayons pas peur des mots, absolument fascinante.

Certes, « le talent naît de la répétition », encore faut-il orienter cette répétition dans la bonne direction, vers le très personnel pour atteindre le très universel. Sinon, explorant des choses qui nous demeurent étrangères, nous prenons le risque de glisser à leur surface sans jamais y adhérer et surtout, sans jamais descendre plus bas, où la vraie vie, intense et paradoxale, nous attend. Dans Notes sur le cinématographe, Robert Bresson donne ce conseil très juste :

Évite les sujets trop vastes ou trop lointains où rien ne t’avertit quand tu t’égares. Ou bien n’en prends que ce qui pourrait être mêlé à ta vie et relève de ton expérience.

Ce qui pourrait être mêlé à ta vie me semble le point le plus intéressant. Descendre en soi prend du temps et un effort considérable, jusqu’à ce que vous traversiez une certaine limite de profondeur, en deçà de laquelle, comme en plongée sous-marine, les forces s’inversent : ce qui l’instant d’avant vous repoussait désormais vous attire au fond. Il vous faut le bon lest, un matériau auquel vous pouvez consacrer toute votre attention, consciente et inconsciente, quelque chose qui vous parle, vous travaille, vous obsède. Une contradiction majeure que vous ne pouvez pas vous empêcher de « gratter ». Personne n’étant tout à fait unique, il y a des chances que d’autres connaissent le même dilemme, et en l’articulant à leur place vous le leur révélerez. C’est ainsi que, par le très personnel, on atteint le très universel.

Dans l’idée de chercher en soi la matière de son œuvre, il n’est pas inutile de prendre des notes pour développer une longue habitude de sa vie intérieure. Cela consiste d’une part à maintenir une inactivité apparente qui effraie les esprits les plus agités (l’immobilité ne leur est pas naturelle ; c’est pourquoi, en plus du travail, l’humanité a inventé les loisirs), d’autre part à : se taire, observer, noter. Dans son essai « On Keeping a Notebook » (Slouching Towards Bethlehem), Joan Didion décrit ceux qui prennent des notes comme des « gens solitaires et réfractaires qui réarrangent les choses, des mécontents anxieux, des enfants affligés apparemment dès la naissance d’un pressentiment de perte ». Prendre des notes, remarque-t-elle, ne consiste pas à tenir un journal, à recenser les faits avérés de sa vie, mais plutôt à garder une trace de ce qui, dans la réalité, demande à entrer en vous, à se mêler à votre être pour y former un complexe d’images et de motifs qui finira par vous remplacer. C’est par là que je commencerais avant d’écrire la moindre histoire.


Dans Enfance berlinoise vers 1900, Walter Benjamin consacre ainsi un chapitre fascinant à ses premiers souvenirs de téléphone. À peine plus de deux pages, et il déplie devant nous tout un théâtre de spectres poussant des soupirs dans ce qui n’était pas encore le combiné :

C’étaient des bruits nocturnes. Aucune Muse ne les annonçait. La nuit d’où ils sortaient était la même que celle qui précède toute véritable naissance. Et nouvelle-née était la voix qui somnolait dans les appareils.

Quand le téléphone sonnait, il fallait aller au bout du couloir où il était accroché « entre le coffre de linge sale et le compteur à gaz » et, « après de longs tâtonnements à travers le boyau obscur », répondre à l’appel pressant :

… quand j’arrachais les deux écouteurs, lourds comme des haltères, pour glisser entre eux ma tête, je me trouvais livré sans merci à la voix qui s’y faisait entendre. […] Impuissant, je la laissai m’ôter toute conscience de mon temps, de mes projets et de mes devoirs ; et, comme le médium obéit à la voix qui prend possession de lui depuis l’au-delà, je me rendais à la première proposition qui me parvenait par le téléphone.

Dans le chapitre suivant, « La chasse aux papillons », Benjamin file un motif similaire :

La vieille loi de la chasse commençait à s’établir entre nous : plus je m’ajustais à l’animal par toutes mes fibres, plus je devenais en moi-même lépidoptère, et plus ce papillon prenait dans ses mouvements et ses esquives la couleur de la décision humaine. Je finissais par croire que sa capture était la condition à laquelle seule je pourrais recouvrer mon existence humaine.

C’est ce qu’on pourrait appeler le côté Cortazár de Walter Benjamin (« l’esprit de l’animal voué à la mort passait dans le chasseur » me fait notamment penser à « Axolotl »), de la même manière que Proust parle du « côté Dostoïevski de Mme de Sévigné ». Pierre Rusch, qui l’a traduit, l’explique autrement ; il propose dans sa préface que Walter Benjamin incarne un certain type de traducteur :

Étranger de naissance, il est le spectateur fasciné de toute existence hors de lui, et s’abîme en contemplation avant de se perdre en traduction. […]
Il ne grandit pas sous l’effet d’une nécessité interne, mais par attraction. Il ne se relie aux choses qu’en se conformant à leur loi […].

Une passivité nécessaire à sa réceptivité aux êtres et aux choses, une capacité que d’autres appellent l’amour.

Mon amour-propre, mon intérêt, mon moi avaient disparu en présence de la personne aimée, j’étais transformé en elle. — Stendhal, Vie de Henry Brulard.

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