Et la page blanche disparaît

On écrit pour s’offrir un espace à soi, où se découvrir et s’inventer, autant qu’on a besoin d’un lieu à soi pour le faire, comme dirait Virginia Woolf dans la traduction de Marie Darrieussecq. Cet espace est certes moins tangible que la table à laquelle je travaille, entouré de convives qui me tiennent compagnie, pour la plupart des écrivains représentés par l’un ou l’autre de leurs livres ; cet espace est d’autant moins tangible qu’il est d’abord numérique, mais aussi, à bien des égards, combien plus important. On peut vous priver d’un lieu pour écrire, personne ne peut vous empêcher de penser. Et l’écrit est de la pensée, ou son empreinte dans le monde, et bien souvent la seule trace qu’il en restera. Mais l’écrit ne succède pas à la pensée, n’en est pas l’aboutissement, c’est la pensée elle-même qui se trouve en s’écrivant.

Dans cette tentative de cartographier un imaginaire et de le condenser en livres, vos notes fonctionnent à la manière des lanternes sourdes des garnements éponymes de l’essai de Stevenson, avec qui, enfant, il passait ses vacances sur la côte est de l’Écosse. Elles éclairent très mal si vous les tournez vers la nuit qui vous entoure, elles deviennent superbes dès que vous percez avec vos propres ténèbres. C’est pourquoi :

… leur utilité était nulle, le plaisir apporté imaginaire, et pourtant il ne serait venu à l’idée d’aucun de ces garçons de demander rien de plus à l’existence qu’une lanterne sourde sous son manteau. — Robert Louis Stevenson, « Les porteurs de lanternes », Essais sur l’art de la fiction.

La lanterne sourde est à la fois l’image de l’étoile que l’on épingle très clandestinement à la nuit intérieure de son esprit, en se disant, voilà déjà de quoi m’orienter, 50, 100, 150 mots griffonnés à l’intention d’un moi futur qui sera tout aussi perplexe que l’auteur de la note… La lanterne sourde, disais-je, est à la fois l’image de cette note et celle de son contenu. Une note peut concerner n’importe quoi, tant que ça vous parle, vous travaille, vous transporte ailleurs. Un souvenir, un motif récurrent, une citation qui initie tout un train de pensées incidentes. Une note éclaire votre monde et le contient tout entier.

La béatitude suprême était de se promener, simplement, tout seul dans la nuit noire, le volet fermé, le pardessus boutonné, pas un rayon ne devait s’échapper que ce fût pour éclairer le chemin ou pour proclamer votre gloire – de n’être qu’un simple pilier de ténèbres dans l’obscurité, et à tout instant de savoir, dans l’intimité de son cœur de nigaud, que l’on avait une lanterne sourdre à la ceinture, et d’exulter et de chanter de le savoir.

Prendre des notes revient à célébrer le processus (et sa répétition et votre patience) plutôt que son résultat ; toujours incertain (il n’en est pas moins important), celui-ci émerge peu à peu, tiré note après note et par maints détours de l’océan tumultueux de votre inconscient. Reste à polir et lustrer cette idole chthonienne encore dégoulinante, qui ne demande comme offrande qu’une joie réminiscente de la béatitude des porteurs de lanternes. Aussi faites-vous pilier de ténèbres dans l’obscurité et souriez, souriez, souriez.


Je pourrais consacrer une note au fait que les idées ne sont pas à chercher en dehors de soi, mais à retrouver en soi. Elles sont déjà là, seulement vous les avez oubliées. Rien ne peut entrer en vous qui n’y soit déjà. Tout ce dont nous avons besoin, ce sont des indices nous révélant ce que nous portons (ce que d’aucuns nomment improprement influences). Et si je prends la peine de noter ce que d’autres me révèlent de moi, c’est pour mieux l’oublier, sachant que je pourrai toujours le retrouver. Je relierai bientôt cette note à une précédente et proposerai que l’imagination est comme la petite prostituée au grand cœur qui donne son nom (en même temps que son seul cliché) au Livre de Monelle de Marcel Schwob, « celle qui est perdue sitôt trouvée », et qui dit au narrateur : « Oublie-moi et je te reviendrai. » Une note n’est jamais abandonnée, mais laissée à elle-même, elle continue de croître sous la peau comme un rhizome dont les pousses finiront par émerger là où vous ne vous y attendez pas.


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