Succession

Héritiers, courtisans et francs-tireurs : comment vivre heureux loin des puissants de ce monde.

Succession
Giovanni Battista Tiepolo, Allégorie des planètes et des continents (détail), 1752. Source : Metropolitan Museum of Art, New York.

Je suis en train de regarder Succession (j’en suis à la deuxième saison), et si vous ne connaissez pas cette série, vous allez bientôt aimer la détester. Enfin, pas elle précisément, mais ses personnages, qui incarnent à la perfection l’extrême vulgarité de certaines élites. Quoi, deviendrais-je à mon tour populiste ? Que voulez-vous, on n’est jamais assez snob.

Cette famille d’héritiers, en partie inspirée du clan Murdoch, se déchire pour le contrôle d’un empire médiatique, dont le patriarche affaibli (Brian Cox en Saturne dévorant ses enfants) refuse de passer la main. Tous se chamaillent et conspirent les uns contre les autres pour obtenir les faveurs de cette brute d’autocrate, intriguant d’autant plus pour s’en rapprocher qu’il se méfie d’eux et les méprise et les insulte. Cela dit, il ne faut pas le prendre personnellement, il méprise et insulte tout le monde. Il noue des alliances aussi vite qu’il les rompt, et le pire est qu’on ne lui en tient pas rigueur. On se vexe pour la forme, mais on finit tôt ou tard par revenir vers lui. Qui sait si demain n’apportera pas meilleure fortune. J’ai rarement vu un tel manque de… je n’irais pas jusqu’à parler d’honneur, ils ne pourraient pas comprendre, mais de dignité ?

Il y a un paradoxe du tyran. Ne faisant confiance à personne, il s’isole de plus en plus et se fait de tout le monde un ennemi, justifiant par cette ironie du sort sa propre parano. Non seulement ses enfants le lui rendent bien, mais ils témoignent les uns envers les autres la même méfiance intéressée, préférant s’insulter que trahir une émotion sincère. La très faible estime qu’ils ont d’eux-mêmes (et qu’un mot du père suffirait à remonter) les rend d’autant plus agressifs. Leur seule qualité tient peut-être à ce qu’ils ne déçoivent jamais notre pessimisme : c’est précisément au moment où l’on pensait avoir tout vu qu’ils touchent le fond de l’abjection. Que je continue de regarder malgré le fait qu’aucun ne soit aimable (et aucun ne doit l’être, afin ne pas décentrer notre attention du reste des personnages) prouve assez, s’il le fallait encore, que l’empathie n’est pas la même chose que la sympathie.

Je m’en voudrais de ne pas évoquer le fait que, malgré leurs millions ou milliards (de loin, je ne sais pas faire la différence), ils sont tous assez mal habillés. Je pense surtout aux vestes des hommes, dont le col s’écartant de la chemise bâille à ce point d’inélégance qu’on jurerait que c’est du prêt-à-porter, alors qu’ils sont censés porter du sur-mesure. Je ne suis certes pas un réaliste, mais j’apprécierais néanmoins une ou deux vestes bien taillées par épisode (on abordera une autre fois le problème des pantalons). Passons.


Je rejoins ici Stendhal, qui écrivait dans Vie de Henry Brulard : « Le bonheur pour moi, c’est de ne commander à personne et de n’être pas commandé […]. » La liberté plutôt que l’exercice du pouvoir, qui est encore une servitude, ou quelque contre-pouvoir qui n’est jamais loin d’avoir les mêmes travers que son adversaire. S’il y a une chose que la vanité de nos écrivains nous a enseignée, c’est qu’on ne peut éclairer un despote (ou même le conseiller : exécuter ses ordres ou l’exécuter, il faut choisir). Non seulement vivre loin des puissants, mais les ignorer. Voltaire au château de Ferney plutôt qu’à la cour de Prusse.

Qu’on puisse aujourd’hui publier ses écrits et trouver ses premiers lecteurs sans privilège du Roi ni capitaux est une chance inestimable. Trop peu en profitent, courant après les honneurs ou le pouvoir, au lieu de hâter (non sans patience) leur propre utopie. C’est la petitesse de la chose, sa fragilité, qui la rend aussi précieuse et clandestine que les jeux de l’enfance, auxquels les adultes ne sont pas conviés. Personne ne fait attention à vous, vous êtes libre de devenir n’importe qui. Pour vous montrer d’une part que c’est possible, d’autre part à quoi ressemble ma prise de notes, j’ai commencé à tenir un blog en plus de cette lettre. Je crois avoir trouvé l’outil le plus simple et élégant pour bloguer comme je le faisais dans les années 2000. Rappelez-vous, nous étions jeunes et très paumés. Rien n’a changé, on le vit seulement un peu mieux.


Cette semaine sur le blog : Walkman, Tár & Célébrité.


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