Visage flou de Corée

Comme vu à travers ses propres larmes.

Visage flou de Corée
George Inness, The Home of the Heron (1893). Source : The Art Institute of Chicago.

Même si la quatrième de couverture précise que « Coréennes doit s’entendre ici au sens de Gnossiennes ou Provinciales c’est-à-dire “pièces d’inspiration coréenne” », je ne peux m’empêcher de constater la très nette préférence de Chris Marker pour les visages, regards et sourires féminins, dans les photos comme dans les notes que, sous ce simple titre de Coréennes, il rapporta en 1958 d’un voyage en Corée du Nord organisé par le Parti communiste français. (Dans le livre impossible que Maroussia Vossen a consacré à son père adoptif, elle rappelle que « Marker était connu pour son entourage presque exclusivement féminin ». Son œuvre retient quelque chose de cette préférence.)

La méconnaissance de l’autre est aussi inséparable de la guerre que de l’amour […].

Après un avant-propos historique et une très ironique mise en garde contre les stéréotypes nationaux, malmenés tout au long du premier chapitre (« Tolérante jusqu’envers ses poncifs, la Corée nous accueillait par un matin calme »), le livre s’ouvre par une allégorie de la douceur – pardon, de la Douceur –, une mère portant son enfant dans le dos, « comme un parachute », affichant « le même sourire joueur et tranquille qu’un an plus tôt je photographiais au Musée d’Athènes » (photo de la statue grecque en regard de la Coréenne). « Le pays où vous venez de prendre pied vous délègue un visage de femme qui le résume déjà, et le nomme. […] Et son nom est Douceur. » À la fin du paragraphe suivant, il ajoute :

À la réflexion, cette rencontre méritait un câble. « De notre envoyé spécial à Pyongyang stop douceur de vivre existe encore stop photo suit… »

Les « Grands Problèmes » ne seront pas abordés. Ce livre n’est pas plus un plaidoyer qu’il n’est un réquisitoire. Marker ne veut pas « jouer l’Homme contre l’Histoire », il écrit moins sur un pays – ou quelque autre abstraction – qu’avec et pour des visages de rencontre. « Au fond de ce voyage, il y a l’amitié humaine. Le reste est silence. » C’est encore pour préserver la particularité de chaque visage, contre les généralités qu’on professe de loin et tout aussi fautivement, qu’il règle son compte à la « Fameuse Impassibilité Asiatique » en 4 pages et 9 clichés d’une même femme, qui sont autant d’émotions différentes affleurant sur son visage.

Le regard d’autrui est chez lui, plus qu’une tentative de le capter, une tentation. Dans Sans Soleil, il filme le coup d’œil méfiant ou rieur des femmes du Cap-Vert, accompagné d’un regret, qu’on enseigne dans les écoles de cinéma cette sotte injonction de ne pas regarder la caméra. Le seul plan filmé de La Jetée, ce « photo-roman » en noir et blanc, concerne le sourire et le regard d’une femme qui s’éveille à la caméra. Il se substitue plus qu’il ne succède à une série d’instantanés du même visage, mais assoupi, montée comme un accéléré de l’éclosion d’une fleur, avec ses saccades et ses soubresauts cabrés, jusqu’à l’efflorescence tardive d’un sourire à peine esquissé. Il n’est pas sans ironie que ce plan filmé, d’un visage « qui devait être la seule image du temps de paix à traverser le temps de guerre », précède un gros plan en contre-plongée sur le visage du tortionnaire du camp où est interné le protagoniste.

Le regard est toujours celui d’un double ou d’un reflet, thème d’autant plus pertinent dans un pays divisé :

… six enfants me regardaient les regarder. Jeu de miroir qui n’en finit pas, où le perdant est celui qui laisse tomber les yeux, qui laisse passer le regard de l’autre, comme une balle. La longue paume du sourire.
Dans ce décor double, où les ruines hâtées et les immeubles naissants s’équilibrent pour une seconde au même point d’inachèvement […].

Si Chris Marker se montre si attentif aux regards des autres, c’est aussi pour mieux y enfouir le sien et s’exprimer à travers eux. En ce sens, il les cite autant qu’il les scrute, dans un autoportrait en creux où le je se mêle de l’autre pour mieux s’y mêler. « Son idéal était un être hybride », écrit Maroussia Vossen. On connait sa réserve, son goût du secret (sa propre fille lui adressait son courrier poste restante), ses portraits sont rares, etc. C’est précisément cette réserve qui appelle autant d’interlocuteurs imaginaires dans une œuvre prenant souvent la forme d’une correspondance. Solitaire cherche double, et l’invente si besoin.


Sur le même modèle, on pourrait imaginer des Parisiennes, qui d’un rien savent faire une élégance. Elles sourient peu et nous regardent à peine, en cela lointaines descendantes de Ginevra de’ Benci dans le portrait qu’en a fait Léonard de Vinci (qui m’attend à Washington, à l’étage principal, galerie 6, du bâtiment ouest de la National Gallery of Art, me dit-on sur le site, où je n’irai guère tant que « l’Amérique » n’aura pas recouvré ses esprits), mais c’est pour mieux se défendre des importuns. Et les rares sourires qui leur échappent, comme celui que nous adressa cette jeune mère de famille au croisement du boulevard Richard-Lenoir et de la rue Daval, gratuit et inopiné, sont d’autant plus précieux. Qu’elles soient toujours pressées, comme à peu près n’importe qui dans cette ville, ajoute à leur charme un soupçon d’intrigue. Où courent-elles ainsi, poursuivies par qui, rejoignant quel amant ou quelle maîtresse, ourdissant quel crime ? Superposer au monde une trame imaginaire, c’est le rendre, je ne dirais pas vivable, mais du moins habitable.

… et son visage d’un seul coup devenant flou, comme vu à travers ses propres larmes.

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