Causons, voulez-vous ?

Je pense que je fonctionnerai désormais comme un couturier, avec une collection par saison, écrite pour le climat du dedans aussi bien que du moment – pour le rendre un peu plus vif, un peu plus supportable –, et dont le thème se révélera comme une encre sympathique, à la chaleur de nos échanges. Je crois avoir enfin compris ce que recelait celui du cycle en cours ; je l’avais choisi, il est vrai, très accueillant. La vie recommence, pas moins !

Comment vivre pour que la vie recommence ? Ou pour le dire comme Fitzgerald dans Gatsby le magnifique, comment conserver, malgré les revers et les désillusions, « une sensibilité aiguë aux promesses de la vie » ? La vie dense, profonde, contradictoire – intéressante –, plutôt que l’interminable ostinato du quotidien qui chaque jour nous tue davantage. Mollement, sans heurt ou presque (de là que certains y consentent ?), mais aussi sans relâche. Si bien que cette mer intérieure que chacun porte en soi et où chaque soir il faut plonger pour en remonter l’astre qui se lèvera le lendemain, cette mer intérieure finirait par se vider si on ne prenait pas le temps de l’entretenir.

J’ai déjà évoqué quelques pistes : une certaine forme d’ascétisme, la solitude, beaucoup de temps libre pour l’introspection et rien pour la vanité des puissants. Reste l’autre, sans qui la solitude se transforme en désolation et la création en solipsisme. Reste la nécessité de l’amitié et des bonnes conversations, « faute de quoi je me sens comme asphyxié », dirait Stendhal.


J’apprécie que Stevenson relève, dans « Causerie et causeurs », que « c’est la marque de l’authentique conversation que les propos tenus ne puissent guère être cités avec leur plein effet hors du cercle des amis ». Et jaloux des siennes, il prend soin de n’en donner aucun exemple. C’est que les conversations dépendent trop de leur contexte et notamment du corps de chaque participant et des contacts entre ces corps. Nos conversations par écrans interposés sont trop désincarnées, il faut que les corps interviennent pour que la conversation prenne forme et épaisseur. (Je crois que ça tient aussi à ce que les silences passent mieux quand les corps peuvent se frôler.) Chacun trimbale avec soi une aura tacite de souvenirs, d’anecdotes et de connaissances communes, qui vient superposer aux mots échangés tout un langage chiffré connu des seuls initiés. Il fallait être là pour en profiter. L’amitié ne reconnaît d’autre monnaie que le temps passé ensemble, dont le taux de change est très défavorable aux nouveaux venus.

Faute de causerie, Stevenson fait le portrait des bons causeurs qu’il a côtoyés dans sa vie, aux surnoms de flibustiers : Spring Heel’d Jack ou Cockshot ou encore Burly, dont la manière de parler a « quelque chose d’éminemment turbulent qui tient du pirate ». Tous ont en commun un même esprit de contradiction :

Une certaine attitude, faite de combativité et de déférence, de désir d’en découdre et de refus de la dispute, signale immédiatement le causeur. Ce n’est pas l’éloquence, ni l’équité, ni l’opiniâtreté que j’aime à rencontrer chez mes aimables adversaires, mais une certaine proportion de tout cela. Ils ne doivent pas être des pontifes attachés à une doctrine mais des chasseurs en quête d’éléments de vérité – et pas plus des garçons à instruire mais des confrères et des maîtres avec qui je peux batailler et me mettre d’accord sur un plan d’égalité. Nous devons parvenir à quelque conclusion, quelque ombre de consentement, car sans cela les conversations passionnées deviendraient une torture. Mais nous ne souhaitons pas y arriver à trop bon compte, ou trop vite, sans la lutte et l’effort qui sont le plaisir même du dialogue.

La conjonction du « désir d’en découdre » et du « refus de la dispute » est primordiale ; on évite ainsi les flatteries et les accusations, la vanité et la mauvaise foi ; on joue pour le plaisir de jouer, sans chercher à vaincre ou à avoir raison. Le but est de contredire et de se contredire si besoin, pourvu que la conversation continue.

Les meilleures mélangent le futile au sérieux. Et le reproche que je pourrais faire aux trois quarts d’entre elles est de n’être ni assez futiles ni assez sérieuses. Elles restent bloquées dans cet entre-deux qui n’élève personne.


Un écrivain existe pour « les amis inconnus que les livres recrutent et qui sont la seule excuse d’écrire », disait Cocteau, mais la plupart ne sont pas encore nés ou à peine. La littérature, plus que « l’ombre d’une bonne conversation », tient de sa cousine, la correspondance. Et la part qui s’échange entre vivants est minoritaire et presque miraculeuse. Son rythme est trop lent pour la vie, il lui faut chercher par-delà ses limites, avant la naissance et après la mort, des correspondants susceptibles de se montrer réceptifs les uns aux autres.

Pour vous permettre sur ce point de me contredire, j’aimerais ouvrir la lettre Contreforme à vos questions, quelles qu’elles soient, auxquelles je me ferais un plaisir de répondre dans le centième numéro, en guise de célébration. Écrivez-moi par retour d’email, mettons jusqu’au 15 novembre, posez-moi votre question et dites-moi aussi d’où vous m’écrivez. Merci pour votre fidélité, votre attention et votre confiance.


Cette semaine sur le blog : Contraintes.


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