Le plus beau livre que j’ai lu

Stoner, de John Williams, est de loin le plus beau livre que j’ai lu depuis très longtemps.

Le plus beau livre que j’ai lu
Jan Davidszoon de Heem, Nature morte de livres, v. 1628-1629. Source : Rijksmuseum.

Le roman se clôt sur l’image d’un livre qui tombe des mains du protagoniste au moment où il meurt à 65 ans. Ce livre est le seul qu’il ait jamais publié, un essai déjà oublié, ni très bon ni très mauvais, sur l’influence de la tradition classique sur la poésie médiévale. Sentant la mort venir, il l’ouvre une dernière fois, et la lumière du soleil qui tombe sur les pages semble en dissoudre le moindre mot, du moins ne parvient-il à en discerner aucun ; son livre ne lui appartient plus, tout en retenant quelque chose de lui. Il meurt.

La première page du roman pourrait servir de nécrologie au défunt comme à chacun d’entre nous. William Stoner entre à l’université du Missouri à l’âge de 19 ans, en 1910, et il y passera les 46 années suivantes, d’abord en tant qu’étudiant, puis comme professeur adjoint, rang au-dessus duquel, s’empresse-t-on de nous préciser, il ne s’élèvera jamais. Peu de ses anciens étudiants en garderont un souvenir net, et c’est à peine si ses anciens collègues le mentionneront dans leur conversation ; ils y penseront comme à un lointain rappel de leur propre mortalité.

C’est sans doute le livre le plus beau que j’ai lu depuis très longtemps, toutes catégories confondues, et il ne faut pas croire qu’il est triste, même s’il vous fera autant pleurer que Le Père Goriot. Cette vie anonyme, faite de grandes peines et de brefs moments de bonheur, est pareille à toutes les autres. John Williams semble nous suggérer que la valeur d’une vie ne se mesure pas à ses succès ou à ses échecs, ni à l’estime que les autres lui portent, mais est un absolu qu’il faut chérir et défendre par-dessus tout.


Tout le livre est fondé sur l’image de l’université comme refuge pour « les dépossédés » de ce monde, qui ne pourraient pas survivre « à l’extérieur » faute de talent, ou au contraire par trop grand talent et manque de dissimulation. Des deux amis de Stoner, Gordon Finch et Dave Masters, le premier incarne l’incompétence heureuse, le second l’excès de talent qui provoque des heurts avec les autres (ces derniers qu’un rien ne vexe parleraient plutôt d’impertinences). C’est d’ailleurs Masters qui diagnostique dès le deuxième chapitre leur inaptitude commune pour le monde. Le cas de Stoner est peut-être le plus grave, d’une part parce qu’il n’en a pas conscience, d’autre part parce que cet idéaliste cherche dans l’université quelque chose qui n’y est pas. Masters lui prédit assez justement le sort qui l’attend :

Toi aussi, tu es voué à l’échec ; non pas que tu veuilles affronter le monde. Tu le laisserais te mâcher et te recracher, et tu resterais là à te demander ce qui ne va pas. Parce que tu t’attendrais toujours à ce que le monde soit ce qu’il n’est pas, ce qu’il n’a aucune envie d’être. Le charançon dans le coton, le ver dans le haricot, la pyrale dans le maïs. Tu ne pourrais pas y faire face, ni les combattre ; parce que tu es trop faible, et tu es trop fort. Et tu n’as nulle part où aller dans le monde.

L’analyse est trop brillante pour être crue sur le moment… Ah, l’excès de talent… Mais Stoner échouera bel et bien, d’abord par un mariage malheureux, au cours duquel il ne connaîtra aucun moment d’intimité ou de complicité avec sa femme, aucune tendresse, et leurs tristes ébats, desquels naîtra une fille, ne comptent pas. Autant par ignorance que par inhibition, c’est comme si leurs corps participaient sans que leurs esprits s’en mêlent. La dissociation est un thème central du livre, et l’enjeu pour Stoner est de réintégrer son corps, sa vie, un semblant d’identité qui, à travers les épreuves qui l’attendent, donne un sens, une continuité à son existence.


L’éloignement du monde et des êtres est à l’origine des passages les plus poignants du livre, comme si une distance infranchissable séparait les individus, y compris au sein d’une même famille. Ainsi, quand Stoner rentre chez lui, pour annoncer à ses parents fermiers qu’il ne retournera par travailler à la ferme, mais mènera une vie d’étude et d’enseignement, il se rend compte qu’il n’a rien à leur dire. L’hébétude qui le saisit à son mariage, lui qui n’est pas doué pour l’introspection, le fait tout voir à travers une buée qui se transformera en givre au cours de leur lune de miel. Cet éloignement des êtres a plusieurs noms : pudeur, honte, ignorance, mort.

Le monde finira par le rattraper, d’abord sous la forme de la Première Guerre mondiale, qui bafoue toutes les valeurs de transmission et de préservation du savoir que défendent ces universitaires, et qui ravit à Stoner et Finch le jeune et brillant Masters, parmi les premiers à tomber au front, et dont le fantôme hantera et renforcera leur amitié pendant près de quarante ans. Cette première mort en annonce d’autres, celle du professeur qui révéla à Stoner sa vocation, celle du père et de la mère, et à chaque fois c’est quelque chose de soi qu’on perd et qu’on ne retrouvera plus. La vie progresse ainsi en nous ôtant les êtres qui nous font.

C’est ensuite à la politique du monde de s’immiscer dans le cloître de l’université, mais je n’ai pas encore le cœur d’en parler, ni du tempérament vindicatif de la femme de Stoner, qui prend ombrage de la moindre possibilité de bonheur pour son mari, comme si heureux il l’empêchait de l’être aussi. Il y a de quoi désespérer de la nature humaine. Je garde ça en réserve, peut-être pour la semaine prochaine, quand je m’en serai remis.


Que Stoner meurt sans inimitié ni ressentiment, qu’il meurt pour ainsi dire libre et lui-même est le miracle du livre. Les duretés de la vie et du temps ont effacé illusions et prétentions, ont raboté le corps et les parts les plus superficielles de l’esprit. Il a résisté comme il a pu, le plus souvent en laissant passer sur lui les épreuves que la vie lui réservait, et de cette résistance est née une identité, l’empreinte non pas d’un combat, puisque Stoner ne sait pas se battre, mais des intempéries de la vie sur un être. L’identité, semble nous dire Williams, est ce qui reste après le passage de la tempête.

Si vous me faites confiance, achetez-le, lisez-le, offrez-le. Je l’ai lu en anglais, mais il existe aussi une traduction française. Je m’empresse pour ma part de commander un autre livre de John Williams, son dernier roman, Augustus.


Cette semaine sur le blog : Ri, Malheur & Écart.


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