Celle que vous ne lirez pas
Où je continue de parler de Stoner. Si vous ne l’avez pas encore lu, je vous défends d’ouvrir cette lettre.
Je poursuis ma discussion du roman de John Williams entamée la semaine dernière. Si vous comptez le lire, je vous recommande de mettre de côté cette lettre et d’y revenir une fois que c’est fait, afin de confronter votre lecture à la mienne. Pour ma part et comme toujours, je prends ces notes dans le seul but de ne plus y penser et de rendre plus réels les sentiments que je porte à ce livre.
L’ironie tragique de ce fiasco est qu’en d’autres circonstances, Hollis Lomax aurait pu devenir son meilleur ami.
Stoner devine que, si Gordon Finch l’a embauché au département d’anglais et si lui-même est séduit par sa superbe, c’est que Lomax leur rappelle à tous deux, par son « amertume joyeuse » et l’ironie pleine d’arrogance dont il revêt son complexe (il est bossu), leur ancien ami Dave Masters, mort au début de la guerre. Lors d’une soirée trop arrosée, Lomax délaisse tout maniérisme et se confie à Stoner comme jamais plus il ne le fera, lui parle de l’enfance solitaire où le rejetait son infirmité, de la liberté trouvée dans les livres, cette épiphanie, et les deux ressentent une affinité mutuelle qu’ils n’avaient jamais éprouvée auparavant. Lomax ne lui pardonnera pas d’avoir recueilli l’aveu de sa fragilité.
Quand plus tard, le protégé de Lomax, lui-même handicapé, difficile et arrogant, sera recalé par Stoner à l’un de ses séminaires, Lomax fera tout pour ruiner la carrière de Stoner ; et il y parviendra. Une fois à la tête du département d’anglais, Lomax va assigner à Stoner les cours les plus ingrats et les moins intéressants, que tout autre que lui trouverait indignes de son rang, à des horaires impossibles qui le tiendront éloigné de sa fille Grace. Sa carrière sera à jamais bloquée. Son refus de laisser entrer dans l’université non seulement un incompétent, mais un intrigant malhonnête, est d’autant plus vain que celui-ci revient comme si de rien n’était l’année suivante (intrigues, intrigues). Avec lui, c’est le monde et ses calculs qui entrent dans ce refuge de la pensée. Et Lomax, en bon mauvais gagnant, n’adressera plus la parole à Stoner pour les vingt années et quelques à venir.
Ses étudiants sont affectés par l’animosité que lui voue Lomax et le durcissement de leur relation, et n’osent plus l’aborder. Lui qui était devenu un professeur respecté et apprécié, dont on recherchait la conversation, est de plus en plus isolé sur le campus. Une stupeur permanente l’engourdit qui le protège de toute douleur, de tout sentiment, et le fait contempler sa propre existence comme si c’était celle d’un autre. Et ce n’est pas dans sa vie de famille qu’il trouvera le moindre réconfort.
Même si la quasi dépression qu’il traverse dans sa quarante-troisième année le pousse à envisager la futilité de sa vie et ouvre en creux la possibilité du suicide, les passages les plus désolants de ce livre sont aux chapitres 8 et 15 et concernent la guerre inavouée qu’Edith mène à leur fille Grace. « C’était une stratégie qui se dissimulait sous les traits de l’amour et de l’inquiétude, et face à laquelle il était démuni. » Cette stratégie est d’autant plus efficace qu’Edith se cache à elle-même les raisons de son comportement et croit agir pour le bien de Grace.
Edith est d’abord une mère absente qui laisse l’enfant aux soins de Stoner, puis, dès lors qu’elle prend conscience de la complicité qui unit le père et la fille, devient omniprésente pour mieux les séparer, et isoler et étouffer Grace. Ce n’est pas tant qu’elle cherche à s’accaparer l’amour de sa fille qu’à saccager ce qu’elle ne pourra jamais donner ni recevoir. En cela elle est impardonnable, même si on peut chercher dans son éducation des circonstances atténuantes. Et puis non – Stoner ne peut dire un mot gentil à sa fille, tenter le moindre geste affectueux envers elle sans que sa mère, quelques minutes plus tard, trouve un nouveau reproche à lui faire. Elle punit Stoner à travers leur propre fille, qui année après année se replie un peu plus sur elle-même et n’ose plus même sourire à son père, de peur de se voir réprimander.
Stoner avait aménagé un atelier chez eux en retapant un vieux bureau et quelques étagères, pour pouvoir travailler entouré de ses livres. « … c’était lui-même qu’il rendait possible » à travers cette pièce qui devenait, plus qu’un lieu à soi, l’image de soi. Et cette retraite où il passait le plus clair de son temps libre en compagnie de Grace, il va la perdre. Edith l’accapare, le reléguant à une petite pièce inhospitalière de la maison, comme elle s’accapare Grace. Il y a des malheureux dont on se passerait bien.
Qu’ils forment un triste couple, après tout ça les regarde, ils ne seraient pas les premiers, mais que leur fille devienne, plus que la victime de ce malheur (ce qui n’aurait hélas rien de surprenant), l’intermédiaire involontaire d’une guerre par procuration, elle que tout devrait concourir à protéger, cela est proprement insupportable.
Il ne se permettait pas le luxe trop facile de la culpabilité ; étant donné sa propre nature et les circonstances de sa vie avec Edith, il savait qu’il n’aurait rien pu faire [pour sauver Grace].
Et si… Et si ! À quoi bon regretter qu’il n’ait pas réussi à la sauver ? Je crois qu’il a raison de ne pas redoubler ou prolonger sa peine par des reproches stériles. Adulte, Grace finira par se réfugier dans une grossesse non désirée, un mariage sans amour et l’alcool, jusqu’à ce que Stoner ne puisse plus penser à elle autrement qu’à « une enfant adorable qui était morte il y a longtemps », dont « la nature morale était si délicate qu’il fallait la nourrir et la choyer pour qu’elle se réalise ». Hélas, en effet.
Il manque sans doute un terme aux agissements d’Edith, à sa capacité de nuire, et on peut se demander si Williams ne charge pas un peu trop son portrait. On aurait aimé une trêve par lassitude entre les deux époux, alors seulement seraient-ils devenus les « ennemis épuisés » qu’il évoque au début du roman. Par comparaison, le tempérament vindicatif de Lomax paraît presque supportable. Je note au passage que les deux antagonistes de l’histoire partagent un autre point commun que leur rancœur : la première soirée qu’ils passent avec Stoner est celle au cours de laquelle ils se confieront le plus à lui, avant de s’en éloigner à tout jamais dans un retrait inexpugnable. Comme s’ils ne pouvaient lui pardonner la vulnérabilité qui avait réussi à affleurer dans leurs premiers échanges, bien qu’il n’ait rien sollicité, vulnérabilité qui promettait tant et qu’il s’agit désormais de refouler dans le ressentiment.
Maintenant que j’y pense, il existe un troisième point commun : se venger de quelqu’un en l’atteignant à travers un être aimé. Quand Stoner tombe amoureux de sa collègue Katherine Driscoll et connaît avec elle, à quarante ans passés, sa première grande histoire d’amour (un chapitre et une semaine passée ensemble à Noël), cela finit par se savoir. Lomax en profite pour se venger et menace de licencier Katherine pour inconduite morale, mais seulement pour sauver la réputation du département et de l’université, n’est-ce pas ? Sensible, intelligente et pleine de tact – vous l’adoreriez, très Katharine Hepburn dans La Phalène d’argent (Dorothy Arzner, 1933) –, elle s’éclipse avant que la situation ne s’envenime davantage. Il y a de quoi éprouver quelque écœurement envers tout ça.
Stoner est le grand roman d’un retrait impossible du monde. Les deux amants l’apprennent à leurs dépens, de la même manière qu’on avait compris que l’université n’était pas le refuge tant espéré contre les vicissitudes du monde. On en fait tous partie, pour le meilleur et pour le pire.
Her eyes became suddenly bright with tears. ‘But damn it all, Bill! Damn it all!’
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