La solitude d’Anna Kavan
La fille de Stoner, dans son malheur et sa fragilité touchante et dévastée, m’a rappelé le début d’une nouvelle d’Anna Kavan, qui pourrait prolonger le roman de John Williams ou en être en quelque sorte le spin-off, si l’on cherchait à raconter l’histoire de Grace adulte. La nouvelle s’appelle « Un univers de héros », l’une des plus solides du recueil Des machines dans la tête (Cambourakis, 2022) ; en voici un assez long extrait :
J’ai mis du temps à devenir vivante. Ce n’est pas ma faute. Si on avait fait preuve d’un peu de bienveillance à mon égard, je n’aurais pas mis tant de temps à gagner en maturité. Si on n’avait pas instillé en moi toute cette appréhension, je n’aurais pas été terrifiée à l’idée de délaisser ma condition d’enfant solitaire et non désirée pour un avenir qui s’annonçait peut-être encore pire. En tout cas, sans la moindre bienveillance. Ce qui s’en approchait le plus, c’était quand j’avais l’autorisation de prendre place à l’arrière des grosses cylindrées dans lesquelles ma mère paradait avec différents admirateurs. Ce n’était pas de la bienveillance. Elle me trimballait pour se donner un air de respectabilité. Les deux personnes à l’avant de la voiture ne se retournaient jamais vers moi, ne me prêtaient aucune attention, et moi, je les ignorais totalement. Pendant des heures et des heures, sur des centaines de kilomètres à l’arrière de grosses et luxueuses automobiles, je m’inventais des histoires sans fin.
La lenteur abominable du temps tel que le perçoit un enfant. D’interminables années à se sentir inférieur, à lutter pour s’attirer quelques mots gentils jamais prononcés. Le tourment des reproches qu’on s’adresse en se disant qu’on en est responsable. L’amertume de voir cette affection tant désirée prodiguée à des inconnus indifférents. Quel avenir aurait pu être pire que ça ? Qu’a-t-on bien pu me faire pour que je craigne à ce point de renoncer à ce genre d’enfance ?
Par la suite, quand j’ai pu remettre les choses en perspective, j’ai toujours eu peur de retomber dans ce terrible et sombre isolement d’une enfant solitaire, trop sensible et pleine d’incompréhensions, ce qui était le pire sort que je puisse concevoir.
Ma mère ne m’aimait pas et m’en voulait d’être une fille. D’elle, je tenais l’idée que les hommes sont issus d’une race supérieure, celle des êtres libres, heureux, beaux et forts. Mes petites aventures d’adolescente et mes expériences inquiètes avec les garçons qui m’emmenaient parfois faire un tour sur leur moto n’ont fait que le confirmer. Les héros étaient toujours des hommes. Les hommes étaient plus gentils que les femmes car eux, ils pouvaient se le permettre. Mais c’était aussi des animaux féroces, imprévisibles et dangereux : il fallait se tenir constamment sur ses gardes.
Laetitia Devaux traduit kindness par « bienveillance », elle en a parfaitement le droit, mais vous le savez déjà pour le voir corrigé dans vos manuscrits, ce mot ne veut plus rien dire à force d’être employé à tort et à travers depuis une dizaine d’années. Je parlerais plutôt de tendresse. Le monde ne manque pas de bienveillance (j’irais même jusqu’à écrire qu’il périt sous la bienveillance apparente de pharisiens que rien n’engage), mais il manque de tendresse. La matière humaine est molle et frêle et le peu de peau dont on la recouvre ne suffit pas à la protéger ; elle mérite qu’on l’entoure de prévenances, ou du moins qu’on prenne garde de ne pas la heurter.
« Un univers de héros » complète peut-être une donnée de Neige, le roman de Kavan que nous avions lu au club, qui n’est jamais montrée ou suggérée, mais expliquée sans tact ni préparation, si bien qu’à aucun moment cette donnée n’apparaît justifiée ou méritée. Le lecteur n’a d’autre choix que de croire l’auteur sur parole, ce qu’il ne devrait jamais être amené à faire ; il lui faut juger sur pièces. Je veux bien sûr parler des relations de l’héroïne avec sa mère (que du reste nous ne verrons pas) : « Elle était hypersensible, extrêmement nerveuse, avait peur des gens et de la vie ; sa personnalité avait été altérée par une mère sadique qui l’avait maintenue dans un état permanent de soumission craintive. » Autre passage concerné, et tout aussi vite expédié : « Les brimades systématiques qui lui avaient été infligées au moment de sa vie où elle était le plus vulnérable avaient faussé la structure de sa personnalité, en avaient fait une victime vouée à la destruction, que ce fût par les choses ou par les êtres humains, par les gens ou par les forêts ou par les fjords. » Et nous n’en saurons pas plus. Le roman est ainsi bourré de défauts intéressants qui permettent à Kavan de se concentrer sur ce qu’elle réussit le mieux, l’atmosphère.
Ses héroïnes vivent séparées du monde par la peur, la drogue ou la dépression ; elles sont parfois tout bonnement internées, comme dans certaines nouvelles d’Asylum Piece (dont on retrouve une sélection dans Des machines dans la tête), comme du reste Anna Kavan elle-même, qui a fait plusieurs tentatives de suicide. « Je souffre depuis longtemps de la solitude, du froid et de la misère », écrit la narratrice de « S’élever dans le monde », avant de finir « dans les rues froides et brumeuses auxquelles j’appartiens ». Le monde de Kavan est littéralement ou métaphoriquement froid, d’un froid humide qui imprègne et isole les êtres et dont ils ne savent pas se défaire. Ce manque de chaleur est celui de la désolation dont parle Hannah Arendt à la fin des Origines du totalitarisme. Citant Épictète, elle décrit l’homme désolé comme « entouré d’autres hommes avec lesquels il ne peut établir de contact, ou à l’hostilité desquels il est exposé ». Anna Kavan est la femme désolée.
Même si certaines de ses nouvelles lorgnent trop du côté de Kafka, elle y excelle dans l’ensemble mieux que dans le roman, qui nécessite sans doute un peu plus d’ossature qu’elle ne pouvait en fournir. La traduction d’un choix de ses nouvelles parue chez Cambourakis a le mérite d’offrir en annexe une sélection de ses critiques littéraires. Quand elle aborde Soleils brillants de la jeunesse, le roman de Denton Welch que j’avais lu à cause de Burroughs, on a l’impression qu’elle parle de ses propres personnages ou d’elle-même : « Orvil appartient à une minorité culturelle. Il n’est absolument pas du côté des destructeurs, il n’a aucun lien avec eux en raison de l’hypersensibilité évidente qui l’en sépare. Orvil a peur de grandir. » Choyons nos enfants pour les aider à grandir.
Cette semaine sur le blog : Portiers, Usés & Timidité.
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