La centième

Où je porte un toast à votre fidélité et réponds à vos questions.

La centième
John Singer Sargent, Madame Gautreau Drinking A Toast (détail), 1882-1883. Source : Isabella Stewart Gardner Museum.

Nous l’avons fait ! Cent lettres en un peu plus de 2 ans, qui représentent plus de 330 pages écrites dans un état de hâte et de grande concentration, une accélération subite de la vie que je trouve particulièrement exaltante et dont je ne pourrais plus me passer. Le monde disparaît, les tracas et les doutes s’estompent ou reculent à la lisière de la conscience, et bientôt il ne reste plus qu’un passager clandestin – votre moi le plus profond, le seul qui compte – et ce qu’il vous dicte.

C’est sans doute pourquoi je n’ai jamais fait de rétrospective sur l’une ou l’autre des deux premières années. C’est beaucoup me demander ; ce qui est déjà fait ne m’intéresse pas, je n’écris pas pour revenir dessus mais pour m’en défaire. Faisons une exception à la règle pour ce numéro spécial, qui s’intéressera moins à ce que j’ai écrit qu’aux contributions des membres du club et aux questions des lecteurs de cette lettre (vous !). Avançons donc à reculons, comme il se doit pour une rétrospective.


Mes 100 premières lettres se répartissent en 12 thèmes et 9 intermèdes :

An I : Secondes vies (6 lettres), L’imagination renversée (5 lettres), Présent antérieur (5 lettres), Fugues (5 lettres), Flâneurs et flambeurs (5 lettres), Spectres (5 lettres), La transparence du monde (5 lettres).

An II : Transformations (15 lettres), Ô Spéculations (10 lettres), Notes pour un dégel (13 lettres), Les jeux imaginaires (5 lettres).

An III : La vie recommence (12 lettres pour le moment).

Mosaïque des vignettes des cent premières lettres Contreforme.
Cent lettres en une image.

À part pour le premier thème, mes chères « Secondes vies », tout était très largement improvisé d’une semaine à l’autre et plus le temps passait, plus je m’autorisais ces impromptus sans craindre leur part d’inconnu et d’aléa. J’ai quand même mis un an à me sentir tout à fait à l’aise dans l’exercice. La confiance naît de l’habitude, et le talent suit (dit avec moins d’orgueil : la modestie cède la place à l’audace). Mes lettres se sont allongées, mes vadrouilles aussi : je bouclais mes thèmes en 5 ou 6 lettres la première année, puis cela m’a demandé entre 10 et 15 lettres. Cette année, je vous propose seulement deux grands thèmes, une collection automne-hiver et une printemps-été, avec peut-être un intermède entre les deux.

Un thème est comme un filtre très polarisant qui nous fait redécouvrir le monde. Certains révèlent plus que d’autres, mais impossible de le savoir avant d’essayer. Ainsi, l’année dernière, je n’ai jamais trouvé mon équilibre dans « Ô Spéculations », comme si le fond du problème persistait à m’échapper. J’ai abrégé mes spéculations par manque d’allant, alors que « Transformations » est sans doute le thème qui me convenait le mieux, assez contraint mais pas trop, j’aurais pu le faire durer tout un semestre. Le thème de cette saison, « La vie recommence », est de loin le plus relâché. C’est un questionnement très vaste sur la manière de mener sa vie pour réussir sans cesse à la relancer. Il se transpose très bien à l’écriture et je me retrouve, près de 85 000 mots après le lancement, plus motivé que jamais pour écrire les 100 000 mots suivants.


À cela s’ajoute les notes que je publie depuis le mois d’octobre sur mon blog, chacune entre 50 et 150 mots (mais parfois, 5 mots ou moins suffisent à exprimer une pensée), d’abord pour me forcer à formaliser ma prise de notes, ensuite pour vous montrer à quoi ça ressemble. C’est l’idée même de ce club, vous montrer comment écrire et réécrire, et accompagner votre propre pratique d’encouragements et de directives assez souples pour ne pas être dirigistes.

Vous le savez, je n’aime pas imposer un thème ou une contrainte, car je pense que c’est à vous de trouver les thèmes et les contraintes qui conviennent à votre sensibilité, qui vous aident à continuer d’écrire. Mes lettres sont tout au plus des propositions (et bien souvent des réponses aux questions que vous me posez le jeudi soir). Si elles peuvent vous aider à réfléchir, tant mieux, mais sentez-vous libre d’explorer ce qui vous chante. Vous le faites d’ailleurs très bien.

Le tout est de trouver la bonne contrainte qui vous sauve des rêveries stériles et des atermoiements et vous pousse à écrire, dans le respect de l’inclination de votre sensibilité. Les salons du jeudi sont ainsi devenus, plus qu’un moment de réécriture, une occasion de se trouver. D’inventer ses propres règles pour évoluer entre ordre et chaos, dans cet entre-deux suffisamment vivant et stable pour permettre l’écriture d’un livre.


Je vois que le club fonctionne à ce que certains membres commencent à se sentir à l’étroit dans la limite des 500 mots par semaine. Elle sert avant tout à vous encourager à finir ce que vous commencez. Maintenant que vous savez écrire des phrases, il est temps d’écrire des livres. C’est pourquoi je proposerai aux membres concernés un forfait Club+ qui double le nombre de mots autorisés en le faisant passer à 1 000 mots par semaine, de quoi écrire et réviser un chapitre de 16 à 20 pages par mois.

J’augmenterai par ailleurs mes tarifs au 1er janvier 2025, seulement pour les nouveaux membres (pour les anciens rien ne change). Les intéressés ont jusqu’au 31 décembre pour adhérer au club aux tarifs avantageux de 25 €/mois (un retour par mois) ou 55 €/mois (un retour par semaine), au lieu de 29 €/mois (resp. 69 €/mois) à partir du 1er janvier.


J’en arrive, après maints détours et une bourrasque de neige derrière mes fenêtres (aussi belle que passagère), à vos questions. La première que j’ai reçue porte sur l’intelligence artificielle et sur l’éventuel risque d’uniformisation qu’elle ferait peser sur nos écrits. Après avoir consacré à ce sujet non pas un mais deux « intermèdes algorithmiques », je suis assez confiant. Ces outils ne sont pas faits pour nous (qui aimons écrire) et nous encouragent au contraire à redoubler d’audace pour découvrir l’inédit au lieu de reproduire l’existant. L’IA que l’on consulte comme un oracle ne m’intéresse pas, mais celle à qui l’on demande non pas des réponses, mais de nouvelles questions pour relancer l’une ou l’autre des conversations que l’on porte en soi, celle-là m’intéresse beaucoup.

Et puis, ne nous leurrons pas sur l’originalité des livres écrits par des humains. Ils mériteraient pour la plupart d’être confiés à des machines, tant ils comportent de paresses et de conventions appliquées… machinalement. La part croissante de l’art industrialisé sans génie se prête ainsi d’elle-même au remplacement par des IA. Elles ne vont pas tuer l’art, tout au plus réussiront-elles à le reproduire avec plus ou moins de talent, mais elles se substituent déjà à la matière morte qu’aucune sensibilité ne vient animer.

C’est pourquoi je vous encourage à rejeter l’efficacité des normes pour trouver et exprimer l’idiosyncrasie de votre personnalité. Assumez les particularités, les bizarreries, les claudications légères de l’être (d’aucuns parlent de défauts) qui permettent à vos qualités d’exister. Transgressez si besoin les normes esthétiques ou morales, mais méfiez-vous du conformisme des anti-conformistes, dont le talent n’excuse pas les inconséquences. Et qui sait si le comble du personnel n’est pas l’impersonnel ? Ainsi, pour répondre à une autre question qui m’a été posée, tout ne doit pas être utile dans un roman. Utile à quelles fins d’ailleurs ? Ayez vos beaux gestes inutiles. Un livre est sa propre fin et impose ou semble imposer à son auteur les contraintes nécessaires à son écriture. Au même titre que son lecteur, l’écrivain n’est qu’un intermédiaire sollicité par une expérience qui les dépasse tous deux. Si nous nous tournons vers la littérature, ce n’est pas pour passer le temps, mais pour éprouver la solidarité de notre condition. Et cela, aucune machine ne pourra nous l’enlever.

Ainsi tâtonne-t-on dans le noir à la recherche d’une main amicale à empoigner pour se sentir moins seul. C’est ce même réflexe qui explique à mon sens (autre question, autre réponse) notre tendance à chercher derrière le personnage la personne qui en serait le modèle. On veut croire (à tort) que c’est vrai, que ça a existé, qu’il y a de vraies personnes qui ont souffert et aimé derrière les personnages qui aiment et souffrent sur la page. Pas tout à fait, et jamais comme on l’imagine. Cette paresse de lecteur est aussi un déni de fiction, comme s’il était scandaleux qu’un roman n’entretienne aucune correspondance immédiate avec la vie (qu’un personnage ne soit pas la reproduction d’une personne avérée, etc.).


Même si elles en avaient les moyens, les IA ne sauraient produire une littérature qui nous est destinée (mais peut-être pourront-elles un jour se raconter des histoires entre elles). Nous savons trop qu’elles ne condensent pas leur expérience en une histoire dont le sens illumine la nôtre. Il manque pour l’instant cette solidarité de condition que j’évoquais plus haut. Mais je leur sais gré de nous fournir une contrainte supplémentaire dans notre recherche, de constituer une nouvelle frontière en deçà de laquelle il ne faut pas écrire. Une innovation ne fait que redéfinir le domaine d’un art, elle ne le rend pas obsolète. La photographie n’a pas tué la peinture, le cinéma n’a pas tué le théâtre, la télé n’a pas tué le cinéma, l’hypertexte ou l’interactivité des jeux vidéo n’ont pas tué la forme close et linéaire du roman. Ils nous indiquent seulement quel en est l’apanage.

Une bonne contrainte libère l’imagination, même si toute règle finit par rompre. La seule audace est de se fier au lecteur. La mienne est de ne pas répondre à toutes vos questions ; ne m’en voulez-pas, ce n’est que partie remise.


Cette semaine sur le blog : Ombres & fantômes & IA.


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