Qu’on me devine

Parmi les très fantasques Privilèges que Stendhal s’octroie par la grâce de God, et qui constituent une manière d’autoportrait aussi juste qu’allusive, figure l’imprudent article 21 :

Vingt fois par an, le privilégié pourra deviner la pensée de toutes les personnes qui sont autour de lui, à vingt pas de distance.

Je persiste à croire que vous ne voulez pas savoir ce que pensent les autres, encore moins ce qu’ils pensent de vous, hélas, et surtout pas voir ce qu’ils font à leur insu (miracle d’invisibilité), comme Stendhal l’envisage dans la suite de l’article. Outre la migraine de télépathe que cela laisse augurer, et la déception réitérée de constater que chacun ne pense qu’à soi et ignore le reste du monde, un tel privilège va à l’encontre de la liberté de feindre que Stendhal semble revendiquer et chérir par-dessus tout. Il a la hantise en même temps que l’envie d’être deviné, mot très stendhalien à ranger aux côtés de fiascos et folies (au pluriel les uns comme les autres). Son œuvre autobiographique est ainsi parsemée de mentions telles que « peu de ces grands hommes que j’ai tant aimés m’ont deviné », ou encore : « Le général Foy, Mme Pasta, M. de Tracy, Canova, n’ont pas deviné en moi (j’ai sur le cœur ce mot sot : deviné) une âme remplie d’une rare bonté […]. » Tiraillement de timide, dont sa compulsion à user de pseudonymes ou son goût pour les métamorphoses (autre privilège fantasque) sont autant des symptômes que des masques pour l’aider à contourner le moi dont il a « l’impudence de parler » (Souvenirs d’égotisme). C’est sa manière de reprendre son élan, de relancer sa vie en se transformant.

Un passage des Souvenirs d’égotisme, en particulier, révèle l’anonymat ou la mascarade dont il a besoin pour se retrouver tel qu’en lui-même :

… mon bonheur à [me] promener fièrement dans une ville étrangère, Lancaster, Torre-del-Greco, etc., où je suis arrivé depuis une heure et où je suis sûr de n’être connu de personne. Depuis quelques années ce bonheur commence à me manquer. Sans le mal de mer j’irais voyager avec plaisir en Amérique. Me croira-t-on ? Je porterais un masque avec plaisir ; je changerais de nom avec délices. Les Mille et Une Nuits que j’adore occupent plus d’un quart de ma tête. Souvent je pense à l’anneau d’Angélique [qui la rend invisible] ; mon souverain plaisir serait de me changer en un long Allemand blond, et de me promener ainsi dans Paris.

C’est ainsi que naissent bien des fictions. Elles avancent de biais par rapport à la réalité, imitant le pas du cavalier sur l’échiquier, dont Sebastian Knight s’était fait un emblème pour signer ses premiers poèmes. Et au détour d’un coup qui fait suite à d’autres coups qui sont autant d’éloignements de notre moi initial, on se découvre plus complet qu’auparavant, à la fois transfiguré et reconnaissable.

J’ai l’impression de marcher à pas de songe par des sentiers immatériels […] jusqu’à ce que j’arrive à certain antre chaud où quelque chose qui est plus moi que moi-même est assis en tas confus dans l’obscurité. — Vladimir Nabokov, La Vraie Vie de Sebastian Knight.

Chez Stendhal, la folie du privilège trimbale tout un bazar merveilleux de roman courtois, que tempère la modestie de ses envies, toujours bornées dans le temps et soumises à conditions. Les règles qu’il se donne, aussi compliquées que celles d’un jeu de rôle, relèvent parfois du bon sens (son cas n’est donc pas tout à fait désespéré, je pourrais le sauver s’il m’était donné une machine à voyager dans le temps). Ainsi, pour son désir de voir les autres sans être vu : « il y a exception complète pour la femme qu’il aimera le mieux » (craint-il donc d’être cocu ?). Il ne pourra pas non plus user de ses privilèges pour s’enrichir outre mesure (pas plus de « soixante francs par jour »), le but n’est pas de s’encombrer mais de vivre à Paris et d’écrire. Stendhal oublie pourtant le seul privilège dont il aurait vraiment besoin, celui d’être vu tel qu’il est. Sans quoi l’on devient, comme l’atteste l’anthropologue Clifford C. Geertz, un spectre que hante l’indifférence des autres et qui ne trouve pas « la grâce rédemptrice de l’amitié » (Hannah Arendt) – ou de l’amour.

Au début d’avril 1958, ma femme et moi nous arrivâmes, atteints de paludisme et de doute profond, dans un village balinais que nous nous proposions d’étudier : l’endroit était assez écarté, et c’était tout l’univers des quelque cinq cents âmes qui l’habitaient. Nous étions des intrus, des intrus professionnels, et les villageois se conduisirent avec nous comme il semble que toujours les Balinais en usent avec ceux qui, ne faisant pas partie de leur vie, imposent néanmoins leur présence : ils firent comme si nous n’étions pas là. Pour eux, et pour nous-mêmes jusqu’à un certain point, nous étions des non-personnes, des spectres, des invisibles. — Clifford C. Geertz, « Jeu d’enfer. Notes sur le combat de coqs balinais », Bali. Interprétation d’une culture.

Quant à moi, mon idéal d’amour est le quatre mains d’Irena et Vojtěch Havlovi que j’écoute en boucle depuis ce matin.


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