Le rêve du projectionniste

Il y a L’Homme qui rit de Victor Hugo, et il y a Buster Keaton.

Le rêve du projectionniste
Bartolomeo Pinelli, Le Rêve de Télémaque (détail), 1808. Source : The Art Institute of Chicago.

Des Buster Keaton que j’ai vus jusqu’à présent, Sherlock Jr. (1924) est peut-être mon préféré. Tous les gags sont brillants, mais la scène qui lui donne sa raison d’être, son génie, est celle où le projectionniste fauché qu’interprète Keaton s’endort au cours d’une projection ; il rêve qu’il entre dans le film pour incarner « le plus grand détective au monde », Sherlock Jr. Woody Allen reprendra l’idée en l’inversant dans La Rose pourpre du Caire.

Quand son double se détache de lui et intègre le film, sa démarche est celle d’un somnambule qui avancerait au-dessus du vide avant de se rendre compte du problème. Les plans se succèdent de manière invraisemblable et Keaton a toujours un temps de retard sur les changements de plan. Alors qu’il s’apprête à s’asseoir, le décor a déjà changé et il tombe par terre ; et ainsi de suite. Son air inexpressif n’est pas tant l’impassibilité maintes fois décrite à son sujet que la perplexité du rêveur qui s’éveille dans un monde qu’il ne comprend pas.

À la manière des caméras d’alors dont il fallait sans cesse tourner la manivelle pour continuer de filmer, le burlesque doit rester en mouvement pour fonctionner. Peu d’intertitres chez Keaton, tout passe par l’action, la gestuelle. L’ingéniosité des gags ! Et parce qu’il ne comprend pas le monde où il trébuche, son personnage redouble de maladresses par nervosité. S’enchaînent des cascades spectaculaires, effectuées sans doublure ni trucages, mais dont le héros ignore l’héroïsme. Elles ne sont pas là pour le mettre en valeur (entends-tu, Tom Cruise ?), mais pour rire du décalage sans cesse croissant entre le personnage et l’action. Il est toujours en train de s’affairer, mais jamais tout à fait au bon endroit, au bon moment. Voilà, il est distrait, si bien qu’il met du temps à remarquer les ennuis, retard qui fait son comique.

Les histoires de ses films sont simples en apparence. Un garçon frêle et maladroit est attiré par une jeune femme qu’il ne sait pas séduire, elle-même rencontre un méchant ou un prétendant grand et fort (et parfois souriant, mais d’un sourire qui n’augure rien de bon), puis malentendu et course-poursuite pour la sauver. Quand après moult rebondissements il embrasse la fille, le film s’arrête, d’une fin abrupte à la Stendhal. Dans Sherlock Jr., elle le rejoint dans la cabine de projection et il doit s’inspirer de la fin heureuse du film projeté pour savoir quoi faire. Le quotidien de l’amour l’intéressait moins que sa poursuite.

Ses films sont le contraire d’une célébration masculiniste du héros. Il se moque autant de son physique de jockey (même s’il était très musclé, comme l’atteste la scène de L’Opérateur où il se change à la piscine) que de la haute stature des hommes plus athlétiques auxquels il se confronte. Et il insiste sur le contraste, dans L’Opérateur comme dans Le Mécano de la General, non par complexe, mais pour revendiquer sa place dans une société qui valorise la force plus que l’intelligence.


Dans Film (1965), écrit par Beckett et réalisé par Alan Schneider, Keaton interprète un homme qui fuit son propre reflet, jusqu’à la caméra chargée de le capturer. Durant la majeure partie du film, on ne voit que son dos et ses mains fripées qui retirent ou occultent tout objet pouvant lui renvoyer son image. Il va jusqu’à congédier ses animaux de compagnie, ou masquer la cage du perroquet et l’aquarium du poisson. Il déchire des photos de famille et de lui-même. Il s’endort et se réveille face au double tant redouté. Le dernier plan du film est aussi son premier, un œil s’ouvre et se referme.

Qui me dira comment Keaton a perdu le bout de son index droit, comme on le voit dans Film ? Non, je ne préfère pas savoir qu’il l’a perdu sur un tournage, lors d’une cascade qui a mal tourné, ou un soir de beuverie, dans les années sombres qui suivirent la signature de son contrat avec la MGM. La raison est peut-être tout autre, plus sentimentale que pratique, et ne pas la connaître grandit d’un mystère ce doigt diminué. Burroughs s’était bien coupé le petit doigt de la main gauche (son dernier tiers, si j’en crois l’un de ses biographes) pour attirer l’attention d’un homme. On laisse toujours quelque chose de soi à l’être aimé, mais en veut-il seulement ? Ce que nous offre Buster Keaton, ce que nous ne cesserons de chérir, c’est la tendresse de son regard.


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