Des vertiges de solitude chez Sebald

De Sebald, que j’admire sans toutefois réussir à l’aimer tout à fait†, je trouve très intéressante sa manière de raboter les noms de personnes connues ou avérées pour en faire de quasi personnages, à commencer par le sien. Dans Vertiges, Sebald, ou du moins l’homme qui porte son nom, inclut une photographie du document provisoire qu’on lui remet au commissariat italien où il est venu déclarer la perte de son passeport. Sur la ligne où est inscrit son nom, il raye son prénom (Winfried) dont il ne laisse apparaître que l’initiale. Sur le nouveau passeport qui lui est remis au consulat de Milan, il barre en son milieu d’un trait noir vertical sa photo d’identité. Par ce double geste oblitérant, qui n’a rien de pudique, il donne l’impression de vouloir censurer son moi autobiographique pour autoriser le moi profond de l’imagination à émerger. Cette abrogation du réel donne un gage minimal de fiction, qui jaillit des ruines mêmes qu’elle précipite, en même temps qu’une mise en garde à la Iago, je ne suis pas ce que je suis.

C’est ce que j’apprécie le plus chez lui, en plus de ses structures circulaires‡ et de la langueur de ses phrases longuissimes : il ne nous demande jamais de suspendre notre incrédulité (il n’offre aucune échappatoire au réel), mais nous invite au contraire à douter de la véracité de tout ce qu’il raconte, et des nombreux documents qu’il joint à ses écrits, jusqu’à l’identité même du narrateur. Il accueille ainsi dans son œuvre les forces d’érosion et d’entropie qu’il semble voir ou halluciner partout où il se rend, en premier lieu celle de l’oubli en lutte contre le souvenir incertain du passé qui affleure sous ses pas.

Dans le registre d’un hôtel de Vérone, Sebald revêt un nouveau masque en s’inscrivant « sous le nom de Jakob Philipp Fallmerayer, historien de Landeck » (qui a vécu de 1790 à 1861, même s’il n’est pas né à Landeck, en Autriche, mais dans un petit village du Sud-Tyrol ; il est difficile de savoir s’il s’agit d’une erreur de sa part ou d’une distorsion volontaire des faits glissée à l’intérieur d’un mensonge, mais la propension de Sebald à affabuler me pousse à croire à la seconde hypothèse ; internet est vraiment indispensable quand on le lit). À l’auberge de son village natal où il retourne après 30 ans d’absence, et dont il ne donne que l’initiale, la même que celle de son prénom (l’une des nombreuses coïncidences qui l’obsédaient tant et dont il émailla son œuvre), il inscrit sur sa fiche la profession de « correspondant étranger ».

Donner à chaque étape un nom différent lui permet de relancer son voyage ou du moins sa possibilité, de retrouver un élan qui risquerait sans cela de retomber dans l’accablement des faits autobiographiques, qui par ailleurs sont réduits à un quasi mutisme. Il explique ainsi son départ pour Vienne en mentionnant « l’espoir qu’un changement de lieu me permettrait de surmonter une passe particulièrement difficile ». On n’en saura jamais plus. À Venise, il feuillette le Journal du voyage en Italie de Grillparzer. « Je l’avais encore acheté à Vienne, car en voyage il n’est pas rare qu’il en aille de moi comme de lui. Je ne trouve moi non plus goût à rien, je suis profondément déçu par toutes les curiosités et aurais bien mieux fait, me dis-je souvent, de rester à la maison à consulter mes cartes, mes itinéraires et mes horaires. » Est-ce vraiment tout ce que lui inspire Venise ? Je persiste à croire qu’un mélancolique se doit d’être gai, ne serait-ce que par estime de soi.

Dans une lettre à un admirateur, Chris Marker a écrit ceci qui pourrait s’appliquer à Sebald autant qu’à Pessoa ou à Marker lui-même : « Et chaque nouvelle identité laisse derrière elle tout ce qui fut l’ancienne, en bien comme en mal, et n’en reconnaît ni les dettes, ni les mérites. » L’oubli de soi comme condition préalable et nécessaire pour avancer (et non l’inverse, changer de lieu n’a jamais résolu le moindre problème). Idem pour Stendhal, polymorphe aux cent cinquante noms que sa voix très personnelle trahit toujours, à qui Sebald consacre le premier chapitre de Vertiges. Il partage avec lui une tendance à mélanger l’écrit et l’illustré (des dessins pour Stendhal, des photographies pour Sebald) et disons une certaine nonchalance envers ses sources. Qu’il ne l’appelle jamais que par son patronyme, Henri Beyle, et ne cite aucune de ses œuvres majeures (seul De l’amour est mentionné, et encore, il lui adjoint tout un passage qui me semble très apocryphe) procède du même effet de rabotement que je mentionnais plus haut. Dans Les Anneaux de Saturne, il cite pareillement une des célibrissimes Fictions de Borges, « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius », qu’il résume et paraphrase sans jamais le nommer (même s’il mentionne son ami Bioy Casarès, moins connu). Son nom était sans doute trop illustre pour s’intégrer parfaitement à son livre.

Le passage qu’il semble prêter à Stendhal concerne un voyage « que l’auteur prétend avoir fait au départ de Bologne en compagnie d’une certaine Mme Gherardi » (je souligne), « une figure mystérieuse, pour ne pas dire fantomatique ». Ce personnage composite, qui serait un amalgame de plusieurs maîtresses de Stendhal, « n’a pas d’existence réelle en dépit de toutes les références documentaires, […] elle n’est en quelque sorte qu’un ectoplasme auquel Beyle par la suite est resté fidèle pendant des décennies ». Plus loin, il parle d’un « voyage peut-être simplement imaginaire, en compagnie d’une personne qui plausiblement ne l’est pas moins ». Sebald a au moins le mérite de signer sa contrefaçon. Ce voyage, qu’il situe en 1813, les mène jusqu’au lac de Garde, et lui à leur suite. Tout le livre semble converger vers ce point, avant de s’en éloigner au dernier chapitre, où Sebald retourne dans son village natal. Au lac de Garde finira également Kafka en 1913, qui occupe l’avant-dernier chapitre. Il suffit à Sebald de l’appeler « Dr Kafka » pour le déréaliser comme les autres. Quel lecteur de Kafka, en pensant à lui, voit le docteur en droit qu’il était ?

Stendhal, 1813. Kafka, 1913. Sebald… 2013 ? Il finit le livre sur cette date saugrenue, dans une tentative évidemment fictive de postdater le manuscrit (Vertiges a paru en 1990 et Sebald est mort en 2001). Ce n’est pas là qu’il est le plus léger. Décidément, je n’aime pas les coïncidences forcées.


† Si James Wood juge la syntaxe de Sebald « d’une exquise courtoisie », J. M. Coetzee évoque « une prose élégante mais plutôt lugubre » et Jenny Diski une prose « majestueuse, parfois même guindée ». Quant à Sontag, elle loue « sa gravité, sa sinuosité, sa précision, son absence de toute conscience de soi ou d’ironie indigne ».

‡ Structures auxquelles Daniel Mendelsohn a consacré un très bel essai. Ben Lerner dit ailleurs de Sebald que « la répétition est à la fois sa technique et son thème », que ses livres sont davantage à motifs qu’à intrigue (« his books are more patterned than plotted »).


Dernièrement sur le blog : Sebald & Via negativa.


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