Il y a toujours une porte dérobée
Par où la vie recommence.
Je ne crois pas aux promesses de ruines que nous fait Sebald, qui en voit partout et les hallucine parfois ; du moins je n’y crois pas plus qu’à ces natures mortes d’un goût aussi exquis que douteux, aux compositions trop léchées pour recueillir tout mon assentiment. Cela existe, cela peut même être beau, cela ne veut pas dire que je dois en tenir compte.
Sa mélancolie manque de gaieté, et ce n’est pas seulement un trait d’esprit de ma part. Les contradictions ne sont pas toujours un tiraillement intérieur qui vous empêche de vivre. Les meilleures d’entre elles, celles qu’il faut apprendre à cultiver, sont une manière de ne pas s’enfermer dans de fausses certitudes et de garder l’esprit mobile, alerte, en vie. Le pessimiste le plus accablé est aussi convaincant que l’optimiste le plus béat. Il ne voit pas qu’il y a quelque chose d’autre que l’ombre ou la lumière, ou que les deux coexistent.
Que l’on pense un moment au Misanthrope. Le vrai pessimiste n’est pas Alceste, qui enrage contre l’hypocrisie de la cour, mais Philinte, qui s’accommode très bien du pire, car il sait, pense-t-il, que les gens ne changent pas. C’est parce qu’il demeure un idéaliste déçu qu’Alceste est si acrimonieux. Sans s’en rendre compte, il espère encore changer l’autre, et pas seulement l’autre, mais tous les autres. Aucun n’a raison, car chacun croit à son système. Et tout système doit ménager en son sein une enclave adverse, s’inoculer quelque principe contraire qui le complète, s’il veut croître et perdurer.
Cela rejoint ce que j’écrivais cette semaine sur le blog :
Les profondeurs de l’être ne se dévoilent que par amour, qui le grandit peut-être, par nécessité ou générosité, mais cela vaut mieux que l’inverse. Et rend la vie un peu plus vivable.
On choisit ce que l’on voit, ce qui ne veut pas dire qu’on ignore tout le reste, mais qu’on ne se laisse pas dominer par les ombres qui rôdent autour. On ne choisit pas toujours les contraintes de sa vie, mais on est libre d’y réagir de son mieux. Il y a toujours une feinte à improviser pour se tirer d’un mauvais pas, un dernier bluff contre l’adversité, contre la vie elle-même qui ne triche pas moins que nous.
Cela suppose un peu de détachement. Comment être sûr que l’on pense ce que l’on pense, que quelque chose d’enfoui et sous-jacent ne pense pas à notre place ? Quelle part de notre jugement est orientée par le ressentiment, l’envie ou le remord ? Comment atteindre, je ne dirais pas l’objectivité, mais une forme peut-être partielle d’impartialité ? Réfutez vos convictions. Il suffit d’un contre-exemple, et très souvent il y en a un.
L’un de mes grands plaisirs est de me contredire. C’est pourquoi j’aime presque toujours ce que je n’aime pas, et aime rarement sans réserve. Je ne donne ni ne demande pour ma part une adhésion inconditionnelle. Le but n’est d’ailleurs pas d’adhérer, mais de coexister et de s’enrichir comme on peut au contact des autres.
Je suis en ce moment en train de feuilleter d’anciens numéros de La Lettre circulaire (2017-2019), éventuellement en vue de les intégrer au blog. Je constate d’une part que ça fait près de 8 ans (10 si je compte les conférences que je donnais à Paris) que je répète à peu près les mêmes choses, d’autre part que les rares moments d’impatience que j’ai en me relisant sont dus à un ton trop catégorique. L’esprit de certitude n’est pas mon fort et à chaque fois que je m’y essaye, cela me laisse insatisfait et me rend d’autant plus sceptique. J’en vois trop les carences. Demeurer perplexe est encore le moyen le plus sûr de rester sensible aux infimes moires de l’existence, de ne pas se fermer à ses possibilités infinies. S’il m’était donné de réécrire le dictionnaire, je remplacerais l’espoir par la curiosité.
Je persiste à croire qu’il n’y a pas d’impasse, malgré toutes celles que je m’invente. Il y a toujours une porte dérobée à ouvrir, par où la vie recommence.
Dernièrement sur le blog : Talent rime avec temps, Asymétrie & Gratitude.
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